Culture Fabrique

Apollon et Dionysos

Le mode raisonnement binaire est un raisonnement qui convient bien au cerveau humain, et d’ailleurs notre monde informatique l’a fait triompher 0 – 1 – 0- 1 – 0 – 1 ad libitum. Certes, la grande tradition de la dissertation française exige une troisième partie, mais le classement en deux camps reste tellement plus simple, immédiat, évident. Ceux qui ne sont pas avec moi sont contre moi. Les amis de mes amis sont mes amis ; les ennemis  de mes ennemis aussi et les autres… Comme le disait une amie d’amie : « Le monde se divise en deux : d’un côté, ceux qui pensent que le monde se divise en deux… ».  Le camp des travailleurs et ainsi de suite. Le problème, c’est que des régimes ont existé et existent qui mettent réellement les gens dans des vrais camps…

Ce type de distinction permet de bâtir des archétypes, des grandes catégories, des schémas qui ne sont pas inutiles, pour peu qu’on sache les dépasser : la vierge et la putain, le héros et le salaud, la sainte et la courtisane, le sauveur et le bouc émissaire, le sucré et le salé, le doux et l’amer, l’âge d’or et l’utopie, la guerre et la paix, la liberté et l’ordre, l’oubli et la mémoire, tout le monde peut lister une liste infinie de grandes oppositions qui servent à classer, à définir, à limiter et donc à penser.

 

La philosophie et l’art s’en nourrissent depuis longtemps. Pour prendre quelques exemples dans des œuvres récentes, la troublante et glacée performance « Sur-exposition » au Musée d’art moderne de la ville de Paris, par Olivier Saillard, avec Tilda Swinton et Charlotte Rampling, jouait beaucoup sur la complicité complémentaire de la brune très froide et distante et de la blonde plus souriante, plus amène, comme un renversement des caractères respectifs supposés des clichés – photographique et mentaux. Le superbe duo « Chute » de la compagnie Porte 27, au Monfort, mettait aux prises deux artistes également doués pour la danse et l’acrobatie, mais très différents dans leur expression et leur attitude.  Enfin, au théâtre de la Bastille, Tiago Rodrigues, réduisant Antoine et Cléopâtre de Shakespeare aux deux seuls personnages … d’Antoine et Cléopâtre justement, se passant de tous les autres, fait interpréter les paroles de l’un par l’autre (et inversement). Ainsi Antoine dit successivement « Tu dis… » ou bien « Cléopâtre dit » : le procédé, s’il plonge au cœur de la fusion du couple par un effet d’imbrication indémêlable, finit par lasser en empêchant l’émotion de monter.

 

Nul besoin d’être deux sur scène pour signifier le dialogue entre attraction et répulsion, amour et indifférence, amitié ou haine : cela peut se voir seul ou à plusieurs. Ainsi dans « Juste la fin du monde » de Xavier Dolan, d’après Jean-Luc Lagarce, le personnage principal, taciturne, engage une série de face-à-face (dans la chambre, la voiture, le débarras…) avec chacun des autres personnages,  dans une suite de dialogues – duels très théâtraux, mais en rien hystériques comme cela a été trop écrit sur ce film. Inversement, à la Colline, Wajdi Mouawad a beau être seul en scène, il fait admirablement passer la force de ses entretiens avec le professeur, le père et la sœur, tantôt échanges à la fois âpres et drôles, tantôt monologue destiné à l’autre qui ne peut s’exprimer – et qui est aussi lui-même. Dans un genre plus facile, avec Novecento de Baricco au Rond-Point, André Dussolier raconte l’histoire d’un autre qui n’est pas là et lui parle, en racontant leur amitié. La présence se fait parfois absence, qui n’interdit en rien de poursuivre la conversation. C’est ainsi que dans le très émouvant Tù d’Olivier Meyrou au Monfort, l’acrobate Matias Pilet ressuscite  sa sœur jumelle morte dans le ventre sa mère et qui ne naquit jamais en même temps que lui, ou comment l’invitation à la danse se fait invocation à la vie.

Cette condensation de l’existence humaine résumée dans sa forme de duo complémentaire virant à l’affrontement du duel puise ses sources dans une tradition très ancienne, que l’on songe à Abel et Caïn bien sûr, Moïse et Aaron, Jésus et Judas, le Yin et le Yang (avec la touche de chacun d’eux dans l’autre), Eros et Thanatos, la pyramide du soleil et celle de la lune, toutes les civilisations ont inventé des figures opposées qui s’allient parfois temporairement, conjuguent leurs forces et puis reprennent leur combat antédiluvien. Certes, les grands récits intègrent aussi une rythmique ternaire, et il s’agit alors de tout autre chose (le fils, le père et le saint – esprit, Tristan, Yseult et Marc, le serpent, le puma et le condor chez les Incas, Eve, Adam et le serpent etc.). Trinité et triptyque nous tracassent ! Cependant, nul ne peut douter que la division en deux traverse aussi les grandes mythologies.

 

Nietzsche a posé l’une des plus fameuses, entre  Apollon et Dionysos, dans « Naissance de la tragédie à partir de l’esprit de la musique » qui continue de nous travailler, même s’il est difficile d’en faire une lecture univoque dans le monde contemporain. Pour synthétiser à gros traits (que les pieux exégètes me pardonnent), Dionysos représente la force primitive, les danses chamaniques de la bacchanale, le chœur qui chante et hurle à la fois ; Apollon représente l’harmonie, la raison, l’individuation. Pour Nietzsche, Apollon triomphe sur Dionysos à partir du moment où un personnage s’est détaché du chœur antique. Dionysos transcendait la douleur et la laideur du monde par la transe, Apollon la transcende par la raison. Dionysos nous aide à supporter le monde tel qu’il est par le défoulement des pulsions, Apollon nous dit que le monde est bon ou qu’on peut le rendre beau par la clarté, la connaissance, la cohérence. Apollon apporte le jour sur son char, il fait place nette, il est le messager d’Hélios avec lequel il a fini par se fondre (dieux masculins) ; Dionysos célèbre la nuit et ses affres, il s’adonne à l’ivresse pour sublimer la douleur, il accompagne les déesses des ténèbres, de la nuit et de la lune (féminines).  Dionysos est le Dieu de l’art pur, qui ne traduit que des émotions, et ne signifie rien (la danse, la musique, le chant), Apollon est le Dieu de la vision et des arts qui représentent (l’architecture, la peinture, la sculpture).

 

Apollon est donc le dieu de la modernité, qui nous détache de notre état sauvage par la pureté du classicisme, la clarté du raisonnement, la puissance de la lumière (un tour sur l’ile écrasée de soleil où il est né, à Délos, par quarante degrés sans un brin d’ombre suffit à s’en convaincre), quand Dionysos nous retient dans les temps premiers, l’obscurité, le monde souterrain, les brumes de la boisson. Et c’est là que cela se corse, car parfois, en art, la modernité a été plus confuse que ce qui a précédé, en bousculant les codes, mettant à bas les règles, détruisant les académismes. Cela nous demande de chausser des doubles lunettes, pour voir de près et de loin, comme les savants qui soulèvent leurs verres sur les montures dans les lithographies anciennes : après tout, Apollon est bien le dieu de la table rase, de la destruction (pas de la guerre confuse et violente, mais du changement radical), de l’ordre nouveau indéfiniment remplacé à son tour…

 

Ainsi la comète Rimbaud est tellement plus séduisante que l’ennuyeux Verlaine, qu’il est venu déranger dans son confort, déstabiliser, mettre à nu, pour finalement causer à la fois sa perte et sa rédemption.  Pourtant, je me suis toujours senti plus proche de Verlaine que de Rimbaud, même s’il n’a pas révolutionné comme lui la forme de la poésie (écriture automatique, invention de la prose poétique…) – et certains de ses sonnets restent d’un classicisme absolu, et absolument merveilleux. Ainsi est-il possible de préférer le gracieux Mozart qui reste dans sons XVIIIe siècle, quand le tellurique Beethoven a ensuite tout bouleversé. Beethoven chevauche les nuages, empoigne les éléments, annonce les temps héroïques, alors que Mozart tient un cerf-volant sur la plage, mais cela monte aussi dans le ciel un cerf-volant.  Et qui de Monet ou Manet (belle allitération en soi, ces deux noms accolés) est le plus moderne ? Cézanne et Courbet ? Lequel est apollinien (les aplats, le tracé, le contour, la ligne, la géométrie de Manet ou Cézanne ?) et lequel dionysiaque (les couleurs, les touches, la dissolution progressive de Monet et la pâte tourmentée de Courbet ?).

 

Il n’est pas question de choisir, mais de reconnaître que nous sommes tous, tour à tour, et en même temps, apolliniens et dionysiaques, ainsi que le sont les civilisations et les sociétés, et peut-être l’affirmer plus clairement : que l’origine de la violence est en nous, que désir et frustration sexuels jouent un rôle plus important que nous voulons bien l’admettre, que la part obscure n’a jamais été effacée, mais que nous avons élaboré une façon de réguler, des médiations par nature fragiles et provisoires, des modes de représentation et de dépassement de la tragédie qu’il est peut-être temps d’interroger.

C’est après tout un débat ancien qui anime un autre couple, Hobbes et Rousseau, et leurs disciples respectifs : encore un type d’opposition tutélaire, sur lequel je reviendrai, car le propre des duels à distance, c’est de ne jamais se conclure, de ne faire ni morts ni blessés, et d’entretenir le plaisir de la controverse qui est le moteur même de l’humanité raisonnable et raisonnante, avec la douceur de l’amour : « voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches », du plus noble au moins noble, de l’excroissance à la racine, du produit à l’origine, intime remontée à la source de toute chose. Du duel à l’harmonie de l’unité.

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