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Avignon 2016 ou l’art de manipuler les masses

L’édition 2016 du festival d’Avignon fut placée sous le signe démoniaque de la manipulation. Par rapport à l’année précédente, la première de l’ère Olivier Py, la cohérence s’est accrue, et un fil conducteur – bien sûr non systématique, c’est le propre d’une programmation de laisser la part belle à la prolifération – apparaît plus clairement qu’en 2015, en écho sourd avec l’actualité, autour de la montée des extrêmes, de l’emprise du populisme, de la radicalité  religieuse. La violence, la guerre, la politique ont déjà été au cœur d’éditions antérieures, mais cette année ressortait particulièrement le lien entre folies singulière et collective, délires psychopathes et démence sociale, vertiges de l’âme chez l’individu et abîmes partagées en commun, et la façon dont on passe des unes aux autres.

 

Ce lien étroit entre manipulation des consciences d’un peuple et perversion de cœurs déjà trop fragiles se lisait dans plusieurs spectacles, à des degrés divers et sous des formes très différentes : c’est l’enjeu principal des damnés d’après Visconti, spectacle phare de la cour d’honneur, que j’ai apprécié, mais sans plus, et qui montre la déliquescence morale d’une grande famille d’industriels allemands, proie d’un SS particulièrement pervers, tandis que se mettent progressivement en place les pièces du puzzle hitlérien. Monstruosité des comportements et monstruosité du régime : le film traitait mieux ce miroir putride. Autrement plus fort fut le spectacle de Julien Gosselin, 2666, qui là aussi faisait rejaillir les cendres de l’Allemagne nazie, et prolongeait la réflexion sur la violence contemporaine dans une ville frontalière imaginaire au Mexique (en fait Ciudad Juarez). Le spectateur est emporté à la recherche d’un écrivain inventé, et le hasard conduit les protagonistes au même point, par la meilleure manipulation qui soit, celle de l’imagination. La montée du péril fasciste est aussi le sujet de Place des Héros de Thomas Bernhard, pièce que je n’ai pas vue.

 

D’autres que je n’ai pas eu la chance de voir non plus abordaient la même problématique : Ceux qui errent ne se trompent pas (tout un peuple se met à voter blanc), Tristesses (une dirigeante populiste revient dans son île natale), Que ferais-je moi de cette épée ? (la violence cannibale et celle des attentats terroristes), 20 novembre (le monologue d’un adolescent qui se prépare à une fusillade dans son école)…. La peur, conjuguée à la mesquinerie et au repli, conduit au pire : la grande majorité des spectacles abordait cette thématique de front, dans un festival empreint de la violence du monde. Même le poétique Espaece – étrange spectacle en rond qui m’a plu – rappelait  la déportation de la famille de Georges Perec, dans une scène d’une troublante intensité.

 

Une autre caractéristique forte, parfois soulignée, était la substance même des spectacles, souvent tirés de romans ou de films : Saramago, Bolano, Dostoïevski, Walser, Gogol, Visconti… Rarement de façon aussi concentrée le théâtre aura-t-il tiré sa source ailleurs que chez les dramaturges en une seule édition, pour nous parler du monde actuel. Cette spécificité a été soulevée par tous les critiques. La manipulation de la matière romanesque (voir filmique) peut produire le meilleur, comme le magnifique Karamazov de Bellorini dont la gravité légère enchantait le cadre superbe de la carrière Boulbon. Au travers des époques, cette violence qui nous sidère, nous scotche, nous coupe les ailes prend des formes mouvantes et changeantes, du nihilisme russe à la rage djihadiste, en laissant amis, peuples, sociétés désemparés. « Renais, renais encor, Méduse monstrueuse… »

 

La manipulation ne concernait pas que les thèmes des spectacles, mais aussi la technique : manipulation de la vidéo en direct, de la bande son, des fumigènes, beaucoup de spectateurs et de critiques ont noté la forte convergence des scénographies. Techno plus ou moins agressive, musique électro-acoustique planante, soufflante, lancinante, nappe de fumées effaçant les plateaux, sons amplifiés, cadreurs présents sur la scène pour retransmettre en direct le jeu des comédiens se retrouvaient dans de très nombreux cas. Certains, amers, souligneront les effets de mode, voire de plagiat ; d’autres y verront qu’une programmation témoigne d’un état de l’art et que l’image fidèle en donne une version faite de scénographies très élaborées, très calculées, très millimétrées, utilisant tous les moyens à disposition, dont l’image et le son, ce qui n’est pas illégitime. En réalité, tout dépend de l’effet produit, de l’émotion qui s’en dégage, du propos qui est ainsi mis en valeur : rien ne vaut pour soi ou en soi, mais pour ce que cela donne à voir. J’ai trouvé, dans la plupart des cas, très réussie l’utilisation de toutes ces techniques (sauf peut-être pour le spectacle de Marie Chouinard, Soft Virtuosity, que j’ai moins aimé), notamment parce que, si j’ose l’écrire, la qualité technique de ces techniques s’est tellement améliorée qu’elle marque profondément l’auditoire. Certes, il s’agit souvent de mettre le spectateur mal à l’aise, ce qui est facile, mais les effets laissent de longues rémanences dans les mémoires, cérébrales comme émotives.

 

Tout cet attirail n’est pas toujours nécessaire. Avec beaucoup de simplicité, Tigern de Sophia Jupither abordait un thème connexe : la perception de l’étranger dans les sociétés contemporaine était traitée au moyen d’une fable, celle d’une tigresse échappée du zoo d’une ville roumaine, dont l’histoire est contée alternativement par les humains et les animaux (hilarante scène des corbeaux, pigeons et moineaux), en s’appuyant sur cinq comédiens, quelques chaises et une table. Cette économie de moyen qui n’est contredite qu’à la fin (ce qui la rend particulièrement émouvante) et qui s’accompagne d’un humour décapant (la description de la ville au début, les faux entretiens…) servait un propos finalement très actuel, en pleine crise des réfugiés. Ce spectacle, d’ailleurs, s’appuyait sur ce qui est dès le départ une pièce de théâtre…

 

Il est impossible évidemment de classer tous les spectacles, par nature différents, dans une seule catégorie qui les engloberait : les spectacles de danse échappent ainsi à une assimilation évidente, même si les bouleversements géopolitiques et crise des réfugiés en traversaient plusieurs (le monde arabe était à l’honneur cette année).

Pourtant, c’est un spectacle à part, peut-être justement parce qu’il offrait une forme de respiration au regard des sujets abordés par ailleurs, qui m’a profondément marqué : avec het land nod, le collectif belge  FC Bergman mettait en place un dispositif à la fois hilarant et profond, celui d’un récit sans parole où un conservateur du musée Rubens à Anvers se désespère de ne pas arriver à faire passer une toile gigantesque représentant le Christ en croix par la porte trop petite, et où il finit par entraîner tout le monde dans son délire, saut, danse, transe, acrobaties, évanouissement, désir, inondation, explosion – car, oui, là aussi, la guerre est présente – , tout y passe, y compris la reconstitution in vivo de tableaux, dans un enchaînement burlesque et poétique qui nous touchait parce qu’il nous parlait aussi, d’une certaine manière, au-delà de la peinture, de tous les arts, et de ce qu’ils produisent sur nous et en nous, ce qui vaut pour le festival lui-même. Il nous en reste des souvenirs, des chocs et peut-être des outils de réflexion. Dès lors, il faudrait qu’ils puissent être mis à la disposition du plus grand nombre.

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