Culture Fabrique

Dans patrimoine, il y a patrie, il y a moine, mais il y a plus

MacchuPichu

Avant même de connaître les chiffres précis de fréquentation, nous savons que les Journées Européennes du patrimoine ont rencontré un vif succès, comme chaque année, puisque le compteur est bloqué à 12 millions. Mais dans quelques jours, on nous annoncera sans doute que cela a progressé par rapport à l’an dernier, puisque les sites concernés s’étendent. Les Français ont une appétence pour leur patrimoine, ont en quelque sorte envie de patrimoine, et c’est une bonne nouvelle. Que des centaines de milliers de personnes cherchent à découvrir, à apprendre, à en savoir plus ne peut que nous rassurer : tout ne serait donc pas perdu pour l’âme humaine ! Il faut certes un peu creuser pour voir ce que cache ce succès.

Le goût de l’ancien est une invention de la modernité. Cela a commencé avec la Renaissance et le retour aux classiques latins et à la sculpture romaine, et s’est amplifié par la suite, jusqu’à la Révolution française. 1789 fut tiraillé entre envie irrépressible de mettre à bas l’ordre ancien, y compris ses idoles, son art, ses traces et volonté raisonnée de mettre en valeur le patrimoine historique pour consolider l’idée de Nation. Entre la fureur sans-culotte et l’Abbé Grégoire s’opposant aux destructions, la République tâtonna, vendit les biens du clergé, l’affecta à des usages qui conduisirent parfois à sa destruction, avant de pencher en faveur de la constitution d’un patrimoine national.

Cette démarche fut longue à s’inscrire dans les faits, si elle semble aujourd’hui bien installée : l’article  de Victor Hugo, Guerre aux démolisseurs, rédigé en 1825 et réécrit en 1832, lança la polémique. Le romantisme réinventait le Moyen-âge. Les pages de Notre-Dame s’en souviennent, avec ce splendide passage sur la description des ruelles attenantes à l’édifice, aujourd’hui disparues, puisque seule une rue longe la cathédrale parisienne. Ce n’est cependant qu’en 1830 que fut instaurée l’Inspection générale des monuments historiques, dont le deuxième titulaire fut à partir de 1834 – et pour 36 ans ! – le célèbre Prosper Mérimée, qui porta en 1841 la première loi de protection des monuments historiques par le classement des bâtiments menacés (avec le soutien de son prédécesseur à son poste, Ludovic Vitet). Le balbutiement administratif du ministère de la culture s’ouvre donc sur la défense du patrimoine. Les rénovations – sauvetages – transformations entreprises par Viollet-le-Duc marquent les esprits. Et déjà, le patrimoine était mythifié : la cité de Carcassonne fut prétendument rebâtie à l’identique… identique de quoi ? Rien d’autre qu’un état idéal qui n’avait en réalité jamais existé sous cette forme, mais avec un résultat esthétique réussi, car la citadelle est fort belle.

Puis les lois se suivirent, la protection s’approfondit, s’étendit et se mondialisa : la loi du 30 mars 1887 sur la protection des monuments historiques, inventa le « classement » tel que nous le connaissons aujourd’hui et la loi du 21 avril 1906 élargit la protection aux monuments et sites naturels d’intérêt artistique. Désormais, le patrimoine immatériel a été intégré dans la notion. Henri Bergson eut l’idée de mondialiser l’idée de patrimoine en 1921, ce que concrétisa la naissance de l’UNESCO en 1945 et surtout sa convention de 1972 pour la protection du patrimoine mondial, culturel et naturel. L’idée de patrimoine commun à l’humanité naissait et nous apparaît désormais comme une évidence. Malraux défiscalisa les châteaux et désencrassa le bâti parisien. A partir de là, on parle de « petit » patrimoine (la croix à l’angle de deux départementales bretonnes…) et de grand patrimoine (tout le monde voit).

Enfin, le patrimoine  fut célébré : Jack Lang créa la Journée portes ouvertes dans les monuments historiques en 1984 – il y a 27 ans déjà – et réussit à les rendre européennes en 1991.

Toutes ces étapes nous montrent qu’il s’est agi d’un combat, d’une vision politique, d’un choix de conviction, car rien d’évident à cela, jusqu’avant le XIXème siècle : Louis XIV ne vivait pas dans des meubles Louis XIII, ni Louis XV dans le style Louis XIV, etc. Chacun voulait prouver que son époque avait meilleur goût, plus de prestance et d’invention. Et si les auteurs puisaient dans les sources antiques, le lectorat limité … à ceux qui savaient lire, lisaient essentiellement les ouvrages de l’époque. On construisit le roman sur les restes des édifices païens, le gothique sur le roman, le baroque sur le gothique, et ainsi de suite. Le jeu du visiteur de cathédrales consiste à repérer couches et sous-couches dans la stratification multiséculaire de l’édifice. D’ailleurs de nombreuses autres sociétés, sur d’autres continents, ne sont pas nécessairement fondées sur la préservation du passé, à l’instar des pagodes sans cesse reconstruites – même si les comparaisons doivent être affinées.

Aujourd’hui, nous n’en sommes plus là : le patrimoine, c’est le tiers du budget du ministère, plus que pour la création, un effort significatif des collectivités locales, une destination privilégiée des fonds du mécénat… C’est le résultat paradoxal de notre Révolution : la défense et la sauvegarde du passé en vue de vénérer la patrie en ce qu’elle est un héritage partagé contre les égoïsmes particuliers. Un bien patrimonial n’appartient à personne car il bénéficie à tous, du fait même de son existence.

Pourtant, le patrimoine, dans sa beauté, sa richesse, son intérêt historique ne vaut que s’il est compris, partagé et aimé. En dépassant le caractère spectaculaire de l’opération du week-end dernier (« allons voir ce qu’on ne peut jamais voir »), nous devons respecter le patrimoine, pour nous cultiver dans le meilleur sens du terme, mais à trois conditions :

1. Le patrimoine doit être vu comme ouvert, ouvrant la voie à la création, replacé dans son contexte historique, politique. Ne pas se contenter d’en mettre plein la vue, mais expliciter de façon pédagogique les enjeux de la constitution du patrimoine, le rôle joué par tel édifice ou telle pratique culturelle. A ce titre, la confrontation avec les artistes contemporains me semble plutôt fructueuse : chacun peut apprécier diversement les artistes, mais le dialogue du château de Versailles avec Koons, Veilhan, Murakami, Venet, voulu par Aillagon, est une bonne idée. Le patrimoine n’est pas confit, tout patrimoine a d’abord été création contemporaine – et d’une certaine manière le reste.

2. Le patrimoine doit être compris dans sa diversité et non cantonné à quelques lieux de prestige. A ce titre, les avancées récentes pour découvrir le patrimoine industriel et le développement dans la programmation d’une vision plus contrastée du patrimoine est excellente, les entreprises publiques jouant parfois bien le jeu (les stations cachées de la RATP, etc.). Notre paysage – industriel, naturel, urbain – fait patrimoine, à nous de comprendre quels sont les enjeux qui éclairent son évolution dans l’histoire et à venir.

3. Le patrimoine doit être secouru. Parfois ceux qui parlent le plus de patrimoine, rognent le plus sur les crédits. Et au niveau mondial, il passe souvent derrière la santé, l’accès à l’eau, l’éducation, la lutte contre les guerres civiles ou la famine… Pourtant, laisser s’effondrer des pans entiers de notre histoire est un affront à la civilisation humaine. C’est d’ailleurs là où la communauté internationale intervient le moins que le patrimoine est le plus menacé. Il n’y a pas contradiction entre les enjeux, mais bien un lien étroit entre la paix, l’assistance aux populations en danger et le respect de notre histoire. C’est en ce sens que les Journées sont utiles, pour faire comprendre son importance.

Le patrimoine est un sujet de politique culturelle dynamique, pas un objet de vénération sacralisée et statique. Le thème ne s’épuisera pas en un seul article, car il faudra aborder la question des restitutions, les conventions de l’UNESCO et la notion de patrimoine immatériel en détail. Mais d’ici là, longue vie au Machu Picchu qui fête les 100 ans de sa découverte cette année !

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2 Comments

  1. Cher Monsieur,
    votre article est excellent, léger, juste, et, pour un sujet assez lourd, souvent pesant de pédagogie, plein d’humour! J’en parlerai sur mon petit blog et en fais échos dès ce soir sur Facebook, pour qu’un maximum de gens puissent le lire.Evelyne Lehalle

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