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« Gilets jaunes »: première crise sociale à l’âge du numérique ?

Le mouvement des « gilets jaunes » ne se limite pas qu’à une question de carburants. Je ne vais pas tenter de classer ce mouvement de contestation insolite – ni dans dans l’Histoire ou de le comparer à des exemples étrangers récents (Tea Party, mouvement Cinq Etoiles italien, ou encore, comme je l’ai lu ça et là, aux « printemps arabes »).

Cette crise est une crise française.

C’est d’abord une « crise de l’intelligence » des élites françaises. Déjà au début des années 1990, Michel CROZIER déplorait la relative fermeture des élites – politiques, intellectuelles, économiques – de notre pays à comprendre, décrire, conduire et accompagner les transformations du monde. Cette déconnexion s’est accélérée avec l’émergence puis l’explosion du numérique depuis près de 20 ans. Les responsables publics, dont je suis, n’ont pas saisi le changement de civilisation induit par le numérique et de l’avènement conjoint du smartphone, de la géolocalisation, des données et des réseaux sociaux.

C’est également une crise de l’aménagement du territoire. Cet espace national étant rarement analysé à travers la « nouvelle géographie » des emplois à l’âge numérique mis en évidence par l’économiste Enrico MORETTI. Car, oui, Internet reconfigure nos territoires et détermine la localisation des emplois, et donc des logements, et donc des infrastructures de transports. Le numérique a pour effet de densifier davantage les zones déjà denses à la fois comme vivier d’emplois qualifiés mais aussi, celui des emplois de services de proximité. Plus une zone est dense, plus les opportunités sont nombreuses, ce qui est décisif avec des carrières professionelles moins inscrites dans la stabilité.

Ce mouvement de densification des villes marque un point de bascule de la France périurbaine. Le géographe américain Richard FLORIDA, dans son récent ouvrage « La nouvelle crise urbaine » met en évidence ce mouvement massif de retour vers les centres urbains et d’enclavement des territoires périurbains – ce qui se traduit par une explosion des temps de trajets. A titre d’exemple, le temps de trajet quotidien moyen pour le centre de Londres depuis sa banlieue est de 112 minutes – ce qui représente, sur une année, l’équivalent de 45 jours de travail passés dans les trajets domicile-travail ! Il est d’ailleurs symboliquement fort de voir les gilets jaunes se rassembler sur les ronds-points (ou rocades) qui sont devenus des éléments tangibles de cet étalement urbain, au moment même, où la localisation des emplois et les qualifications ne se dispersent plus, mais au contraire, se concentrent.

Le ressentiment des gilets jaunes se nourrit dans une absence de récit, faute d’anticipation, et faute peut-être d’audace. A ce titre, c’est une crise identitaire.

Les gilets jaunes ne sont absolument pas déconnectés – ils utilisent avec succès les outils numériques – notamment les réseaux sociaux. Cette puissance de la « multitude » – c’est à dire cet effet de réseau d’individus – a mis à l’agenda politique ses revendications, disparates, contradictoires en « ubérisant » les représentants syndicaux, économiques et politiques. Ils achètent aussi en ligne, des produits chinois, et savent bien que c’est le chef d’entreprise qui signe le chèque à la fin du mois, et pas l’Etat. La majorité des gilets veut moins prendre la Bastille que la parole !

Pour conclure, je crois que les élites politiques actuelles et à venir doivent davantage écouter, consulter, et douter avant de décider, car notre monde est pétri d’incertitudes. Nous ne sommes peut-être pas les plus aptes pour commenter – en direct – les conséquences de ce changement de monde. Cela rend néanmoins très actuel le mot de Tocqueville « il faut une science politique nouvelle à un monde tout nouveau », et cela passe – à mon sens – par une approche plus directe des effets de la révolution numérique, à la fois dans l’espace et dans le temps.

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