Tout le reste

Les sommets du triangle

Une partie de la gauche va donc passer les prochains mois à s’échiner sur une primaire qui n’aura probablement pas lieu ou alors dans des conditions telles qu’elle ne servira à rien, une autre à pronostiquer la possibilité ou non pour le président sortant de se représenter et à échafauder des hypothèses qui seront démontées les unes à la suite des autres, oubliant, l’une comme l’autre, que l’essentiel se joue ailleurs, à savoir la redéfinition du progressisme au 21ème siècle.

Contrairement à ce qui est souvent écrit et à ce que les sondages d’opinions laissent entendre, François Hollande n’est pas un si mauvais Président de la République. Sa pratique décontractée du pouvoir, si elle n’est pas aussi normale qu’il l’avait annoncée dans la campagne, est plus proche des standards des démocraties modernes que celle de ses prédécesseurs, moins emphatique, moins hystérique, peut-être moins grandiose, mais plus proche de la proximité qu’exigent les temps nouveaux. Malgré des erreurs, elle est plus sobre et plus simple. Même l’épisode jugé désastreux du casque témoigne d’un amateurisme touchant, loin de la geste à la Mitterrand, qui savait mieux y faire pour masquer sa vie privée.

Dans les épreuves, il a toujours été à la hauteur, trouvant le ton juste, aux côtés du peuple, droit sans être crispé, ferme sans être autoritariste, compatissant sans être démagogue. Sur les sujets économiques et sociaux, il a compris qu’il fallait d’abord redresser le pays, son commerce extérieur, ses comptes publics, son déficit de compétitivité dans la concurrence mondiale. Il n’a pas su le dire assez tôt, l’expliquer, en démontrer la raison, mais il s’y tient avec constance. Sur la scène internationale, la France joue son rôle, et plus, profitant de la relative absence des Etats-Unis pour user de sa puissance sans s’imposer, mais avec une volonté d’agir salutaire, si elle n’est pas toujours couronnée de succès. Sur l’Europe, il parvient à tenir bon dans la tourmente, entre échappée britannique, hésitations allemandes, effondrement grec et résurrections des nationalismes, et s’il ne peut plus faire rêver avec l’Europe – qui le pourrait ? – il a évité le pire, à chaque fois qu’il en a eu l’occasion.

Ce qui le plombe, c’est bien sûr l’absence de résultats sur le front du chômage. Cependant, au-delà, c’est surtout un défaut de mise en récit, au bon sens du terme, dont souffre ce quinquennat. Le récent remaniement, difficilement lisible, en est la dernière illustration. Trop tardivement fixé, le cap n’a pas semblé suivre une direction cohérente, par manque d’explicitation. Qu’il soit ou non candidat à sa succession, et rien ne peut être certain à ce stade, n’est finalement pas la question la plus pressante.

La question la plus importante est : qu’est-ce qu’être de gauche au 21ème siècle ? Avoir identifié ce qui nous guide, voilà ce qui manque : notre époque requiert la sortie de l’ambiguïté. Et de ne pas gérer le pays comme le parti socialiste. Quitte à pouvoir suivre des horizons différents, au moins qu’on nous en montre un. Bien sûr une ligne est toujours portée par des personnes (c’est l’honneur de la démocratie représentative que de l’assumer), et c’est pourquoi François Hollande paraît désemparé face à l’émergence rapide de personnalités qui incarnent des formes, différentes, de clarification.

J’ignore les ambitions réelles à long terme de figures telles que Manuel Valls, Emmanuel Macron ou Anne Hidalgo, pour s’en tenir au parti socialiste : on peut les deviner, les soupeser, les anticiper, leur en prêter plus qu’elles n’en ont ou, au contraire, les minimiser par erreur. Peu importe à ce stade. De toute façon, unE inconnuE d’aujourd’hui peut s’imposer très rapidement demain, comme le montrent les exemples étrangers. Je les choisis comme cas –types, les trois côtés d’un triangle isocèle (pour ne fâcher personne !) qui servent à décrire un diagnostic de la gauche social-démocrate actuelle. Leurs côtes de popularité ne sont pas identiques, mais reconnaissons que chacune parle à l’opinion à sa manière, avec son identité, ses qualités et défauts reconnus, sa marque, disons sa « patte » pour écarter l’assimilation commerciale.

Chacune a ses propositions, ses intuitions, sa vision, qui peuvent emporter les convictions des uns, et être en même temps rejetées par les autres. Chez Manuel Valls, la réaffirmation des valeurs républicaines, à commencer par la laïcité, attaquée par les revendications communautaires et l’islamisme radical, correspond à une attente forte dans la population, c’est pourquoi cette dimension renvoie un fort écho. C’est indispensable. Avec Emmanuel Macron, c’est la bouffée d’air frais, le coup de vent, les foucades calculées qui plaisent et qui collent à une aspiration forte d’une société corsetée, poussiéreuse, empesée, où les vieilles institutions tardent à rendre les armes, et où l’aspiration au changement, à renverser la table, est plus forte que ce que l’on en voit. Anne Hidalgo traduit bien un mouvement à l’œuvre, celui qui veut donner leur vraie place à des collectivités locales efficaces, enfin majeures, où l’innovation, l’écologie, l’économie sociale et solidaire s’épanouissent plus librement, dans une démocratie participative rénovée, en dépassant d’anciennes frontières qui n’ont plus lieu d’être.

En revanche, Manuel Valls en fait trop dans la rigidité, son côté matador à la fois séduisant et cassant, sa posture raide. Il faudrait qu’il se détende et s’assouplisse un peu. Je ne suis pas non plus Anne Hidalgo lorsqu’elle fait du keynésianisme la base de sa pensée économique : cet économiste important a vu ses théories, élaborées dans les années 1930, être mises en œuvre dans les années 1950, et échouer dans les années 1970, je ne les crois pas adaptées aux besoins et ni à la réalité du 21ème siècle. Quant à Emmanuel Macron, il a tendance à croire que les provocations suffisent à faire bouger les choses, quand la recherche de l’efficacité doit primer : à quoi sert de brusquer si cela ne fait pas avancer les idées ? « Nobody is perfect » et il est toujours facile, en miroir, de transformer un avantage en inconvénient, mais c’est une façon de dire que tout cela relève encore d’un processus et qu’il reste beaucoup à préciser, à affiner, à construire, chez les uns comme chez les autres.

Oui à la décentralisation démocratique et épanouie d’Hidalgo, à la modernisation ébouriffée de Macron, à la réaffirmation des principes de Valls. La liberté régulée selon Emmanuel, l’égalité des possibles selon Anne, la fraternité laïque selon Manuel, voilà une devise respectueuse de la gauche. La République fière d’elle-même de Valls, l’économie du risque, de la création, du mérite – et non de la rente – de Macron, la société, ouverte, pluraliste, remuante d’Hidalgo, voilà une trilogie qui pourrait convenir à beaucoup (elle semble ultra simplifiée, voire caricaturale, j’en conviens, puisque chacune parle aussi d’autres sujets). Reste à les rendre compatibles. Elles le sont de prime abord, puisque tout cela se joue au sein d’une même formation, qui est en réalité vivement secouée en ce début de siècle. Je ne nous crois plus capables de la synthèse.

Car là où l’écheveau se complique, où tous les fils se mêlent, c’est que les clivages ne se superposent plus du tout selon les mêmes lignes. Les questions économiques et sociales, les sujets de société et les valeurs républicaines dressent une triple barrière, et nous nous retrouvons plus facilement perdus dans les entrailles de ce labyrinthe, que tranquilles au barycentre d’un triangle harmonieux. A chacun sa boussole, et parfois cette boussole se dérègle et ne reconnaît plus son Nord de son Sud.

Les libéraux économiques ne le sont plus quand arrivent au menu les questions sociétales, et inversement. Des républicains, droits comme la justice, sur le port du voile, s’assouplissent au dessert, face à la légalisation du cannabis, la prostitution, l’autorisation de la PMA et la GPA, dont ne veulent pas entendre parler des adversaires pourtant résolus de la déchéance de nationalité. Qui veut des accommodements sur la laïcité n’en veut plus sur d’autres sujets. Qui veut réformer de fond en comble le code du travail, du sol au plafond le code des impôts, de haut en bas la sécurité sociale, ne veut pas qu’on touche d’un chouïa à l’équilibre des pouvoirs du code des collectivités territoriales. Qui refuse de céder aux sirènes de la démagogie populiste sur la sécurité ou l’immigration trouve soudainement l’écologie peu compatible avec la situation des classes populaires, et réciproquement. Qui s’oppose sur le travail du dimanche s’accorde sur le droit du sol, etc., etc.

Je distingue quelques fils conducteurs, sans renier mes contradictions, comme tout un chacun, car nous ne pouvons jamais être en permanence fidèles à nous-mêmes en toutes circonstances, chimiquement purs, sauf à tomber dans le zèle fanatisé des dévots ou l’idéologie totalitaire des fascistes. Passons un moment du triangle au carré, celui du plan d’architecte de notre maison.

1. Le ciment républicain : la matière liante qui doit servir à notre construction commune, ce ne peut être que l’esprit républicain. Le flambeau de la laïcité haut la main, la fraternité rassemblée dans le commun, l’éducation du citoyen comme ferment de la société : voilà le triptyque qui soutient l’ensemble. Cela n’empêche pas de célébrer la marge, plus que les minorités, après tout la République a toujours eu besoin de fortes personnalités.

2. La cohésion de l’égalité. La famille est taraudée et tiraillée d’abord par les questions d’identité, mais les murs doivent continuer à reposer sur l’égalité. Il faut du donnant-donnant dans chaque réforme. Lutter contre les inégalités dès leur naissance, à la racine : pas l’égalité unidimensionnelle des totalitarismes ni l’égalité des chances minimaliste des libéraux, mais l’égalité des possibles, des talents, des mérites.

3. Les fenêtres de la liberté. On étouffe dans une maison qui sent le renfermé, on y manque d’air. La France, et donc la gauche, c’est une place centrale pour la culture (la création artistique, sa diffusion, l’accès du plus grand nombre). Ouvrons grand les fenêtres de la liberté, liberté d’expression, et aussi liberté d’entreprendre, lutte contre la rente et les oligopoles. Et l’ouverture, c’est bien sûr la composante internationaliste et européenne, indispensable au progressisme. « La marge va, étirée, dans les masses félines »…

4. Le toit de la cohérence. C’est une charpente solide qui fait tenir la maison, le toit à la fois protège et empêche les murs de s’effondrer. Essayons de penser les sujets les uns en lien avec les autres : pas de droits supplémentaires sans devoirs supplémentaires, pas d’efforts qui ne soient partagés, pas d’œillères sur le monde tel qu’il est (la guerre que nous mènent les terroristes, le danger imminent des bouleversements climatiques, les risques géopolitiques que font peser des autocraties de moins en moins contrôlées comme la Russie, la Chine, la Corée du Nord et des pays de plus en plus éclatés comme la Syrie, la Lybie, la Somalie, le Yémen…)

Est-ce que cette maison abritera une cellule familiale nucléaire à l’ancienne ou sera partagée en pièces comme une pension de famille ? Le chemin vers une recomposition en 3 pôles de la gauche (écologique et sociale / réformistes / républicains) sera long et exige un autre système que celui de la Vème république. Que la forme prenne un parti assumant mieux sa diversité, y compris dans son organisation, rendant visibles les cartes de son jeu des 3 familles ou que cela passe par une plate forme pour la République, l’autorité, la liberté, l’écologie, l’union européenne, les réformes et la solidarité (les RALEURS quoi), c’est secondaire, si le fonctionnement politique est rendu plus transparent pour les électeurs, plus participatif pour les militants et plus souple pour les citoyens (adapté à l’économie numérique du siècle présent, plus qu’aux grands-messes du siècle passé).

Cependant, je suis profondément pessimiste sur la possibilité de rassembler tout cela dans une maison commune, les fractures sont trop profondes, les divisons trop exacerbées, voire les haines recuites trop vives. Il nous faut accepter de plonger dans l’inconnu, comme le Tsigane de Charles Cros nous y convie : « Sur le haut des sommets que nul prudent n’envie, / Les fins clochers, les lacs, frais miroirs, les champs blonds / Me parlent des pays trop tôt quittés. Allons, / Vite ! vite ! en avant. L’inconnu m’y convie ». Hâtons la recomposition, plutôt que de subir la décomposition.

Pour réaliser un triangle avec deux allumettes sur une table, il faut sortir du plan à deux dimensions et utiliser le support pour passer à la troisième dimension (bref faire une pyramide) : il est temps, en politique, de passer d’un 20ème siècle à deux dimensions (des grandes oppositions binaires, guerre froide comprise) au 21ème siècle à trois dimensions (tripartition partisane, complexité des blocs géopolitiques, mondialisation et numérisation), faute de disparaître tous ensemble dans la 4ème, de dimension.

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