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Monstres et fantômes – 2016 au cinéma

Cela n’a pas échappé à grand-monde : les ectoplasmes ont envahi les écrans en 2016. Même Olivier Assayas a troqué les vampires qu’il affectionne pour une histoire de fantômes, sans que la réussite en soit incontestable d’ailleurs (« Personal shopper »).  Les êtres chers et moins chers sont venus nous hanter au cinéma et comme le dit joliment l’une des sœurs spirites de « Planétarium » : un fantôme, ce n’est pas forcément quelqu’un qui vous était cher, c’est quelqu’un pour qui vous étiez cher, sans vous en être rendu compte. Et un fantôme est parfois vivant : il revient seulement du passé, sous des draps blancs, immaculés, intouchés, qui ne sont rien d’autres que les couches de mensonges des récits mal racontés (« Julieta »).

De quoi sont-ils la trace ? D’un monde ancien et ineffable qui revient pour un dernier salut avant son effacement ? De notre impossibilité à tourner la page ? Des croyances vacillantes, à une époque où les découvertes scientifiques et technologiques exponentielles rendent moins évidente la croyance en Dieu, sans pour autant inspirer une confiance de substitution…  Cette aspiration à une foi scientiste, rationnellement fondée, qui ferait croire aux apparitions, pour fumeuse qu’elle puisse sembler (théorie des cordes, ondes gravitationnelles qui nous envoient dans le passé en courbant le temps…) en dit long aussi sur la phase que nous traversons : l’accélération appelle la rémanence, comme l’urgence appelle la patience. Et puis, même quand l’affaire semble solide, il y a toujours des doutes qui planent, comme dans les thrillers américains « Conjuring » ou « The witch » : alors, vrai ou faux ?

Mais les fantômes n’ont pas squatté seuls cette vielle bâtisse délabrée qu’est parfois le cinéma (je l’écris avec respect). Les monstres ont mis du leur aussi. La monstruosité, comme déformation physique ou psychique, de la norme (parfois légère, parfois exagérée) fut aussi un des grands thèmes cinématographiques de l’année écoulée. La monstrueuse différence peut revêtir un aspect positif ou négatif, comme chez Tim Burton dans le beau « Miss Peregrine et les enfants particuliers », où il est aussi question de vieille demeure et de courbure du temps.  Qu’est-ce qui fait barrière entre la norme et la marge, et comment bascule-t-on d’une minorité apaisée dans une heureuse communauté à une exception dangereuse dans son désir de toute puissance ?

Mais tous les salauds n’ont pas des yeux globuleux : les « huit salopards », les pervers de « Mademoiselle », les nervis de la dictature argentine d’« El clan »,  les mannequins californiens sans foi ni loi du « Neon demon », les tueurs de « The assassin », les policiers corrompus aux Philippines de « Ma’Rosa »… Le cinéma a proposé son lot de méchants patentés et pas piqués des hannetons en 2016. Parfois, et heureusement, ils n’étaient pas tous caricaturaux, comme le promoteur brésilien d’« Aquarius » ou les braqueurs de « Comencharia ». Et surtout « Rocco », le plus démesuré des monstres sacrés, émouvant, bien loin de l’image surfaite du porno. S’il fonctionne et s’il dure, c’est aussi qu’il fait preuve d’un sens aigu de l’autoanalyse fine, quoi qu’on en pense.

Et le cinéma, toujours, s’interroge sur ce qui nous fait passer, ou non, d’un statut à l’autre : comment et pourquoi devient-on un monstre ? Est-ce une excroissance extérieure soudaine dont nous ne sommes pas coupables ni responsables ou une tumeur cachée qui enfle, qui était déjà là et n’attendait son heure que pour se développer ? « Baccalauréat », « Le client », « Elle » (en 2016, trois grands films traitent d’une agression sexuelle et de ses conséquences) : de nombreux films ont porté ce questionnement éthique, sur ce qui déclenche le changement de comportement. Folie antérieure soudainement révélée par un  drame ou adaptation du comportement à une réalité nouvelle qui y oblige ? Pourquoi peut-on devenir si odieux, dans un divorce (« L’économie du couple »), dans le malheur qui frappe subitement, comme dans l’occasion inattendue qui se présente (« Le trésor ») ? Le monstre, c’est parfois une affaire de dérèglement imperceptible au premier abord – contamination, coup de chaud, craquelures et fêlures invisibles.

Et parfois, ensuite, c’est toute la société ou un vaste groupe social qui tombe dans la folie comme dans « Anomalisa » ou « Nerve », avec  pour ce dernier, une éthique démocratique qui se réinvente sous nos yeux.

Bien sûr, le regard de la société transforme en monstres celles et ceux qui ne le sont pourtant pas, mais qui sont désignés à la vindicte ou simplement moqués du fait de leur choix de vie, de leur comportement ou de leurs désirs. En 2016, les films nous ont montré des faux monstres, vrais héros, plein de verves et d’énergie, soudés, aimant, bouleversant : les travestis de « Tangerine », le couple lesbien de « Carol », les junkys de « Mad love in New-York », les deux jeunes homos de « Théo et Hugo sont dans un bateau », le policier aux velléités transsexuelles de l’incroyable « Man on higt heels »… Non, un coup de foudre n’a rien de monstrueux, ou alors ils le sont tous.

Il est d’autant plus idiot de juger que le diable est en nous, et que nous sommes prêts à muter. Il a fallu rien moins que trois saisissants films coréens pour nous le dire : « Black stone », « Dernier train pour Busan », « The strangers ». Quand nous oublions qui nous sommes, d’où nous venons, quand nous ne savons plus écouter, alors la terre et les esprits se vengent.  Ce n’est pas une coïncidence si ces trois films montrent des maladies contagieuses se répandant sur la peau, métaphore d’un corps social en déliquescence, miné par l’individualisme, le désastre écologique, la défiance généralisée.

D’ailleurs, tout a pris des dimensions disproportionnées : chagrin monstre (« Manchester by the sea », « Ce sentiment de l’été »), famille dévorante (« Juste la fin du monde »), dépressions carabinées (« Victoria », « Le teckel »)… 2016, l’année du grand retour du mélo, larmoyant et hystérique. Et il y a de quoi piquer une crise en effet.

Heureusement, des films apportent de beaux contre-points, car un fil rouge, choisi de façon subjective, existe pour être démenti : de nombreux films venus d’Asie nous ont réconcilié avec la vie, la vie comme elle va, comme elle vient, comme elle devrait être. Ces films hérauts d’une force douce surgissent sur nos écrans comme des perles d’une huître miraculeuse : du Japon, « les délices de Tokyo », de Corée du sud « Un jour avec, un jour sans », de Chine « Kaili Blues », du Vietnam « Mekong Stories », du Cambodge « Diamond island », cinq fabuleux trésors de nacre ou de jade, petits gâteaux moelleux, sont venus nous réconforter, cinq réussites épatantes.

Ils ne furent pas les seuls : nos esprits ont pu vagabonder dans les campagnes françaises (« Suite armoricaine », « Rester vertical »), portugaise (« L’ornithologue »), italienne (« Bella et perduta »), anglaise (« Love and friendship »), voire islandaise (« L’effet aquatique »). Après tout,  « On fait des films comme on entreprend un voyage » disait le regretté Michael Cimino. L’affect et les sentiments ont servi d’heureux supplétifs à une conscience politique défaillante, comme si la liberté des corps était encore la meilleure esquive puisque tout désempare. Ces badinages amoureux et/ou sexuels sous forme de pérégrinations échevelées, de promenades initiatiques, de gaies balades, nous ont donné des échappées belles, comme s’il fallait s’envoler du labyrinthe. Mais c’est le même ingénieur, Dédale, qui construit le sanctuaire inviolable du monstrueux Minotaure et les ailes pour fuir…

Quatre autre films ont instillé une petite musique réconfortante : dans « Paterson », « John From », « Brooklyn Village » et « Apnée », la solidarité de proximité se pare des atours d’une poésie de voisinage, non pas sous la forme de communautés de naïfs rêveurs, contre les autres, mais, au contraire, comme utopies concrètes où se jouerait aussi une solution universaliste, pour peu qu’on puisse tendre les oreilles, poser son regard et se laisser guider par son imagination. Le bonheur n’est ni un monstre fantasmagorique, ni un fantôme évanescent : il habite l’amour, l’amitié… et l’art.

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