Tout le reste

Reprendre pied, reprendre la plume

Deux semaine après l’effroyable attaque contre Charlie Hebdo, la prise d’otages sanglante de l’Hyper Cacher à la Porte de Vincennes et l’assassinat d’une jeune policière à Montrouge, nous sommes tellement encore sonnés que beaucoup se demandent comment surmonter le choc et en sortir. Non pour tourner la page, non pour oublier les 17 morts sans compter les blessés et meurtris, mais bien pour continuer à avancer. Faut-il reprendre une activité normale ? Oui et non. Oui, car la meilleure réponse à apporter, c’est de montrer que nous n’avons pas été affaiblis. Non, car rien ne sera plus comme avant, de même que rien n’a plus été comme avant le 11 septembre 2001. L’esprit de la manifestation du 11 janvier doit perdurer ; tout le monde, à de rares extrêmes près, en est convaincu, mais comment ? Comment faire vivre concrètement, au quotidien, des valeurs, des idées, des principes, qui, par définition, sont théoriques et abstraits ?

J’ai été Charlie avant le 7 janvier. Lors de notre service militaire, en 1997, mon ami Xavier B. et moi prenions un malin plaisir à l’acheter religieusement au kiosque du sous-sol de la base aérienne de Rochefort où nous étions aspirants (il y en avait alors 2 ou 3 en vente). Je l’achetais encore à l’ENA entre 1998 et 2000, par esprit de contradiction. J’ai continué, avec des hauts et des bas, en fonction de l’actualité et du temps dont je dispose pour lire la presse. De façon plus régulière, depuis que mon élection au Conseil de Paris en 2008. Elu du 20e, l’incendie du local du journal en novembre 2010 m’avait profondément traumatisé, et je m’étais rendu sur place. J’étais bizarrement coincé derrière un Claude Guéant malséant, dont les propos et la conduite ne me plaisaient pas. Cependant, j’avais pu saluer Charb, et lui dire, timidement, que nous nous tenions à sa disposition, avec Frédérique Calandra, la Maire du 20e arrondissement, pour les aider dans leurs démarches, trouver un autre bâtiment, les accueillir en mairie, etc. Social-démocrate affirmé, je ne partage pas toutes les dimensions de la ligne éditoriale de l’hebdo, en particulier économique et sociale, mais pas seulement. Athée, je me réjouis de leur liberté de pensée et des caricatures des fanatiques de toutes les religions.

L’athéisme, comme la foi, se vivent en privé. Je n’ai jamais brandi mon athéisme dans ma vie politique ou publique, parce que je n’apprécie pas quand les croyants le font. Dieu fait l’objet d’une croyance (la foi) et non d’un savoir (la raison) : l’athée croit que Dieu n’existe pas, comme le fidèle croit que Dieu existe. Personne ne le sait. C’est une révélation dans les deux cas. Il ne manque rien à l’athée, car l’absence de foi en Dieu, n’est pas un vide, mais un plein, une croyance positive. Voilà pourquoi, je n’ai jamais compris les agnostiques qui disent qu’ils ne savent pas : même le plus intégriste des religieux ne sait pas que Dieu existe, il le croit. Ensuite, la raison, l’argumentation, la réflexion servent à régler les conditions de la vie en commun dans une société : les lois fixent ce qui est acceptable comme manifestation qui ne trouble pas l’ordre public, en conformité avec nos valeurs et notre histoire.

Ainsi, la laïcité n’est-elle pas la simple juxtaposition des religions ni la seule tolérance des opinions, mais un principe chimique actif qui doit normalement favoriser un précipité dans le creuset républicain. Elle aspire à une forme de dépassement. Me trouble toujours beaucoup l’utilisation d’arguments religieux dans le débat public, car l’espace public n’est pas uniquement représenté par l’espace physique de la rue, mais comprend aussi l’espace virtuel de la délibération collective. Dans une République, il n’y a pas de place pour l’argument religieux, qui est toujours un argument d’autorité. Je comprends assez mal qu’on invite des prêtres, des rabbins ou des imams pour parler du mariage civil, de la contraception ou des cellules souches. Après tout, les autorités politiques ne se penchent pas sur la façon dont doivent être célébrés les offices religieux, dès lors qu’il n’y a pas atteinte ou trouble à l’ordre public. Redisons-le avec force : il n’y a pas de délit de blasphème dans une République laïque. Il n’y a pas de « mais », de nuances, de causes compréhensibles à chercher. En l’occurrence, expliquer, c’est excuser. Les propos du pape m’apparaissent scandaleux.

Qu’est-ce qui est public en République ? Beaucoup de choses, y compris le patrimoine des élus, mais certainement pas la pratique religieuse. La séparation des sphères est la base du fonctionnement de la société moderne, sinon on sombre dans l’archaïsme, la corruption et la concussion qui vont souvent de pair. Si j’utilise une position, une information, une connaissance, acquises dans une sphère, professionnelle, culturelle, sportive, économique, associative, religieuse, pour influer sur une autre sphère, alors il y a corruption, soit directe, monétaire ou équivalente, soit indirecte, par faveurs interposées. Il n’est pas anodin que les régimes les plus autoritaristes soient les plus pourris : ils brandissent, comme un glaive, la vertu qui manque, en réalité, à leur toge. C’est cette distinction entre une sphère privée et une sphère publique qui est « la condition de l’homme moderne » décrite par Hannah Arendt.

Les monothéismes doivent faire leur examen de conscience. Qu’on le veuille ou non, la question du rapport des religions à la modernité est posée. L’obscurantisme de toute obédience constitue une menace pour le devenir de notre commune humanité. Tout intégrisme est un projet politique de domination totalitaire. Bien sûr, il y a une différence de nature, et non pas de degré, entre les velléités de perturber une pièce de théâtre, par exemple, aussi méprisable cela soit-il, et les crimes ignobles des 7 et 9 janvier. La modernité pose un triple problème aux religions : la séparation entre le public et le privé (la sécularisation), l’autonomie de l’individu (la finitude), la vision du monde à partir de notre position relative (le progrès). L’Eglise ne s’est jamais vraiment remise des découvertes philosophiques, scientifiques, géographiques (la terre est ronde et elle tourne). Pic de la Mirandole, Machiavel, Giordano Bruno pour les lettres ; Copernic, Kepler et Galilée pour les sciences ; Christophe Colomb, Vasco de Cama, Magellan pour les explorateurs portèrent les coups qui s’avèreront fatals avant d’être achevés par Darwin et consorts : plus rien ne descend du ciel ; le monde est fini ; l’homme est la mesure de toutes choses. Tout est cul par-dessus tête rirait le Gargantua de Rabelais. Les anciens grecs le savaient déjà ? Euclide, Thalès et Pythagore sans doute, mais il fallût, à la Renaissance, redécouvrir l’antiquité.

La modernité mine l’autorité, toute autorité, et d’abord celle d’Ecrits réputés immuables. Voilà pourquoi se mirent en place des textes solennels, symboliques et fondamentaux, mais non sacrés, comme les Constitutions, qui permettent à des peuples donnés sous des latitudes données d’organiser la vie politique et sociale d’un pays donné. Pourtant, nous ne sommes pas sortis du paradoxe qui consiste à inventer une République, soit la res publica antique, la chose publique, vieille comme Hérode, et qui soit moderne, car le Moderne dévore et conteste, tour à tour, tout ce qu’il engendre.

La République, face à ce défi, ne peut se vivre comme une simple notion creuse. Jean-Jacques Rousseau, dans le « Contrat social« , après avoir décrit, dans de longues pages, la formation abstraite de la volonté générale, s’interroge ainsi dans le dernier chapitre, le 8ème, de l’ultime livre, le IVème,  qui s’intitule « De la religion civile ». Il sent bien que le bât blesse. Tout ça est bel et bon, mais comment cela peut-il tenir debout ? Il manque de la chair, du contenu, du vivant et du vibrant, ce qu’Henri Bergson nommera plus tard « un supplément d’âme ». En sortît un peu convaincant culte de l’Etre suprême qui ne prospéra pas. Pas plus que les célébrations des moissons. Difficile de balayer et de remplacer plus de 1750 ans de christianisme ! Mais l’aporie que Rousseau voyait lui-même dans sa théorie, c’est-à-dire qu’une vision juridico-politique de la société n’était pas satisfaisante, car elle n’assurait pas les conditions de la cohésion sociale, est bien réelle. Un peuple ne se fonde pas sur un contrat que personne n’a signé. Droit et institutions ne suffisent pas à créer un socle commun inébranlable. Il faut aussi faire corps. Alors, les fêtes, les manifestations, les commémorations ? Qu’est-ce qui et qui portent le flambeau ? Ernest Renan parle du « plébiscite de tous les jours », mais que cela peut-il bien signifier dans une République laïque ? Le 11 janvier, a eu lieu ce magnifique plébiscite de tous les jours, mais un seul jour, ô combien important. Alors, quoi, une prière tous les matins à la Nation, les uniformes dans les écoles, le salut au drapeau tricolore ? Pas sûr qu’un tel programme susciterait l’adhésion.

D’autres idées vont fuser et fusent déjà ; pour ma part, je retiendrais trois axes déjà polémiques, car tout peut faire polémique dans ce contexte ardent :

  1. Refuser toutes formes de compromission avec les reculs de la laïcité. Quand un responsable religieux ou associatif refuse de serrer la main d’une élue de la république, parce que c’est une femme, comme l’a dit la maire du 20e dans ses vœux, le jeudi 22 janvier, alors c’est qu’il y a un problème grave. Les incidents, tels que ceux qui ont émaillés les minutes de silence dans les écoles, pour Charlie, doivent être reportés et traités. Pas par la répression féroce, mais sans les laisser passer. On ne doit plus laisser pisser, passez-moi l’expression.
  2. Reconnaître qu’il ne faut pas tolérer l’intolérance. Les démocraties ne sont faibles que de la force des autres et de leurs propres craintes. Ce sont, au contraire, des régimes très forts, car soudés sur l’idée que chacun et chacun peut y participer. Mon adversaire n’a le pouvoir que pour un temps. Ce n’est pas un ennemi. Mais accepter sans broncher les agissements de ceux qui veulent nous dissoudre est irresponsable. La sévérité des jugements sur l’apologie du terrorisme ne me pose aucune difficulté : nous ne pouvons plus continuer à blaguer, à insulter, même sur les réseaux sociaux. Les collectivités locales ont tout leur rôle à jouer dans la lutte contre toutes formes de discrimination et dans la promotion de la citoyenneté, et Anne Hidalgo porte plusieurs projets à ce titre. François Hollande a formulé également plusieurs pistes au niveau national pour renforcer le lien civique indispensable.
  3. Accepter que la guerre au terrorisme nous occupe encore longtemps. Nous ne l’avons pas demandée. Ne nous méprenons pas : ce sont les récalcitrants aux valeurs modernes, de liberté et d’égalité, qui nous attaquent, et pas l’inverse. Le premier Ministre Manuel Valls a annoncé des mesures, lesquelles déplairont forcément, et demandé des propositions. Analysons-les. Il a eu le courage de poser un diagnostic douloureux, sans complaisance, sur les mécanismes à l’œuvre. La ghettoïsation a créé des ravages difficiles à réparer. L’angélisme impuissant serait tout autant dangereux qu’un bellicisme inefficace.

Ni amalgame contre telle ou telle religion, ni naïveté sur les origines et les conséquences de la radicalisation religieuse. Je n’abandonne pas mon optimisme : les forces progressistes et humanistes ne sont pas vaincues, mais résistent, dans l’ombre ou la lumière. Lassana Bathily, un Juste, a été naturalisé, fait citoyen d’honneur devrait-on écrire. Notre liberté est en jeu. Nos valeurs républicaines sont en cause. Nos principes, consolidés par l’histoire, seront aussi nos moteurs pour l’avenir.

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