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Tribune : reprendre aux Gafam le contrôle de notre bien le plus précieux, le lien social

Confrontées à la crise sanitaire, les nations déjà lourdement endettées doivent augmenter durablement les dépenses publiques. En face, l’occasion est trop belle pour les géants du numérique de s’accaparer toujours plus nos sociétés, grâce à une puissance d’innovation considérable et avec des moyens colossaux (162 milliards de dollars de bénéfices en 2018 et 70 milliards de recherche-développement).

Si la pandémie enjoint aux États de relocaliser une partie des productions pour les activités stratégiques, elle les met aussi en demeure de reprendre le contrôle de leur souveraineté sur notre bien le plus précieux : le lien social. Sans quoi les Gafam sortiront de cette crise en accentuant la colonisation de notre vie pour finir par gouverner nos comportements et choisir ce que nous devons non seulement acheter, mais aussi voir et savoir du monde.

Pourtant, la réaction explosive au projet de traçage numérique des porteurs du Covid-19 témoigne des réticences d’une partie de la classe politique à exploiter les données personnelles de leurs citoyens au risque de menacer les libertés individuelles. Ce refus de s’immiscer dans la vie privée d’une personne, même quand cette dernière l’a accepté, libère la place aux Gafam pour proposer, avec l’assentiment des utilisateurs, des applications qui ne peuvent offrir les mêmes garanties qu’une autorité démocratique.

Dans une étude commandée par une équipe de recherche de l’université britannique d’Oxford, huit personnes interrogées sur dix envisageraient d’installer une application pour retracer toutes les personnes rencontrées sur les derniers jours par un individu qui aurait contracté le virus. Près de deux personnes sur trois seraient favorables à ce que l’installation de cette application soit réalisée automatiquement par les opérateurs téléphoniques.

Depuis 2008, et la révolution du smartphone, nous vivons une redistribution inédite du pouvoir avec 194 milliards d’applications téléchargées en 2018, soit l’équivalent de 6000 par seconde, qui permettent à près de 3 milliards de personnes d’interagir partout et à tout moment avec leur téléphone connecté au réseau Internet. Les Français ont installé, en moyenne, 46 applications sur leur téléphone.

Google et Apple viennent ainsi d’annoncer « un effort conjoint pour permettre l’utilisation de la technologie Bluetooth dans le but d’aider les gouvernements et les agences de santé à réduire la propagation du virus ».

Qu’attendons-nous ? En 2020, comment se fait-il que l’État soit encore obligé de s’en remettre aux filtres des médias et des réseaux sociaux pour informer les citoyens ? Comment se fait-il que la puissance publique ne trouve pas le temps de s’adresser directement à ses administrés pour les informer des dispositifs qui les concernent, ainsi que des mesures de soutiens aux entreprises ou de l’aide exceptionnelle aux familles modestes ?

Et pourtant, l’État a les moyens de le faire. Au nom de l’intérêt public, qui constitue l’une des six bases juridiques de traitement du règlement général sur la protection des données personnelles (RGPD), la puissance publique peut interagir directement avec les 38 millions de foyers fiscaux, les 3,7 millions d’entreprises et les 1,3 million d’associations actives identifiées. Pour chacun d’entre eux, l’État dispose d’un canal de communication directe, un mail ou un numéro de mobile. Il connaît l’âge, la localisation et l’activité professionnelle de chaque personne.

L’utilisation par la puissance publique de ces informations n’est pas seulement un droit, c’est un devoir impérieux ! Notamment, au nom de notre droit à être informé sur la crise et à être associé à la préparation du monde d’après. Leur exploitation serait expurgée de toutes les données sensibles. Elle pourrait être confiée à une autorité indépendante, pour ne pas alimenter la défiance, et apporter les garanties nécessaires à la protection des citoyens contre tout usage abusif.

Qu’attendons-nous pour mettre en réseau les 16,9 millions de Français propriétaires d’une résidence principale et les sensibiliser sur la diminution de nos consommations d’énergie ou sur la réduction des déchets ? Qu’attendons-nous pour mettre en relation les 3,7 millions d’entreprises, artisans et commerçants pour repenser les organisations et les chaines de production, et défendre la production en France ?

Qu’attendons-nous pour organiser la communauté des 448 000 exploitations agricoles pour favoriser le développement des circuits courts ?

Qu’attendons-nous pour mettre au service de nos PME exportatrices les 1 800 000 expatriés inscrits au registre des Français de l’étranger ?

Qu’attendons-nous pour mettre en réseau les 600 000 élus qui sont les relais du quotidien de la puissance publique sur le terrain ?

Nous avons l’occasion de repenser le lien démocratique dans une démarche radicalement différente de l’action publique qui instille la délibération permanente à tous les étages de la vie sociale. Selon le mantra des pionniers de la culture numérique, « changer la société sans prendre le pouvoir », la puissance publique doit reprendre à son compte ce qui a fait le succès des Gafam en se positionnant à son tour comme une plateforme ouverte aux citoyens et aux entrepreneurs. Ceux-ci pourront ainsi s’appuyer sur ce potentiel d’innovation sans limite pour créer les réseaux d’entraide dont ils ont besoin et repenser les services au plus près des attentes des utilisateurs.

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