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1/ Le monde, le lendemain : trouver la bonne distance

« Par une froide journée d’hiver un troupeau de porcs-épics s’était mis en groupe serré pour se garantir mutuellement contre la gelée par leur propre chaleur. Mais tout aussitôt ils ressentirent les atteintes de leurs piquants, ce qui les fit s’écarter les uns des autres. Quand le besoin de se réchauffer les eut rapprochés de nouveau, le même inconvénient se renouvela, de sorte qu’ils étaient ballottés de çà et de là entre les deux maux jusqu’à ce qu’ils eussent fini par trouver une distance moyenne qui leur rendît la situation supportable. Ainsi, le besoin de société, né du vide et de la monotonie de leur vie intérieure, pousse les hommes les uns vers les autres ; mais leurs nombreuses manières d’être antipathiques et leurs insupportables défauts les dispersent de nouveau. La distance moyenne qu’ils finissent par découvrir et à laquelle la vie en commun devient possible, c’est la politesse et les belles manières. En Angleterre on crie à celui qui ne se tient pas à cette distance : keep your distance ! Par ce moyen le besoin de se réchauffer n’est, à la vérité, satisfait qu’à moitié, mais, en revanche, on ne ressent pas la blessure des piquants ».

Cette célèbre parabole de Schopenhauer, qui décrit le paradoxe des sociétés humaines (les autres nous sont autant insupportables qu’indispensables), semble valoir pour les relations humaines post-confinement mondial : certains des gestes barrières seront pérennisés, bien sûr de façon différente selon les métiers et les occasions, mais nous ne les abandonnerons pas du jour aux lendemains.

Façon de se saluer (à la thaïlandaise désormais ?), vitres et hygiaphones implantés dans des commerces (après tout c’est le cas pour les changes de devises), gel systématiquement mis à disposition dans les guichets des administrations, les stations de métros ou à chaque élection, obligation de se laver les mains à de très nombreuses occasions (avant d’entrer dans le cabinet d’un dentiste, d’un médecin…), port de masque dans les transports en commun par les personnes grippées, geste d’éternuer dans le coude, disparition des espèces au profit des paiements par téléphone comme en Norvège, généralisation d’exercices de type « incendie » mais pour les épidémies… Les exemples peuvent abonder. Ils fleurent bon la troisième République ? Et alors ? Nous reviendrons sans doute aux leçons d’hygiène comme nous sommes revenus aux leçons de civisme. Pierre Rosanvallon a, dans un entretien au 1, rappelé que l’État hygiéniste du début du 20ème siècle avait débouché sur des avancées sociales majeures et une protection des plus vulnérables. En tout cas, le déconfinement progressif doit absolument s’accompagner du maintien de nombreuses bonnes pratiques que nous avons adoptées.

Cependant, ce ne sont pas seulement les comportements quotidiens, les gestes réflexes ou les habitudes hygiéniques qui vont être profondément modifiés, mais surtout le type de société dans laquelle nous voulons vivre. Cela appellera d’autres développements, au fur et à mesure de la sortie de cette crise inédite. Cela concernera également l’aménagement du territoire et l’urbanisme de nos villes, à commencer par notre capitale. Plus que jamais, nous devons faire de l’habitabilité – le critère premier de l’attractivité.

Cette crise interroge également le rôle ambigu mais central des réseaux sociaux et de nos données dans cette crise sanitaire. À la fois outils de socialisation et de lutte contre l’isolement, mais aussi d’enseignement, d’accès à la culture, de débat, ils nous laissent de véritables équations éthiques et politiques à résoudre.

Nous devons ainsi passer d’une société de la négligence (envers autrui et nous-mêmes) à une société de la vigilance, et non de la surveillance, car nous ne serons jamais Singapour ou la Corée du Nord. C’est-à-dire l’attention (à ses gestes comme aux gens) plutôt que l’indifférence (non qu’elle règne partout, mais qu’elle imprègne tout). D’une société de la désaffiliation (des grandes églises, des grands syndicats, des grands partis) à une société de l’engagement, toujours volontaire bien évidemment. À commencer par celui des plus jeunes qui ont une occasion de participer à un grand rendez-vous de la nation avec elle-même. D’une société du dédain – qui, je le sais, peut être serein – à une société de la considération. En ce sens, la crise ne valide pas la conclusion de la fable de Schopenhauer :

« Cependant celui qui possède assez de chaleur intérieure propre préfère rester en dehors de la société pour ne pas éprouver de désagréments, ni en causer. »

Les ermites, anachorètes et cénobites, ne représenteront toujours qu’une infime partie de la population – et si la pose du retrait en dehors de la civilisation possède sa séduction, même Alceste n’est pas vraiment misanthrope.

Ce que nous a réappris cette crise, c’est que le souci de soi est indissociable du souci de l’autre – et du souci du monde. Un retour – via Michel Foucault – à la sagesse antique en quelque sorte. Une sagesse qui est aussi une pratique et qui commence sous son toit ou son palier, et qui se poursuit dans son quartier et dans la cité. En résumé, nous sommes des citoyens augmentés du fait de cette crise.

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