Tout le reste
A l’état liquide
Le monde est un brasier. De l’Ukraine à la Syrie, en passant par les guerres civiles oubliées d’Afrique centrale, de la Lybie ou de la Somalie. Pourtant, le cinéaste Oussama Mohamed a décidé d’intituler « Eau argentée » son film poignant en hommage au peuple écrasé sous la botte sanglante de Bachar Al-Assad, du nom kurde, Simav, portée par la magnifique héroïne. L’eau qui s’égoutte d’un robinet désolé à Homs, qui s’écrase et claque sur les toits du Paris de l’exil, qui s’étend à perte de vue sur les côtes syriennes. C’est un symbole troublant, la goutte en gros plan qui reflète les immeubles et s’écoule sur rambardes ou escaliers mécaniques. Ou les flaques qui offrent le seul répit à des enfants martyrisés dans les ruines. Et l’unique larme sur la joue de Simav, vers la fin du film…
Et si l’élément liquide était bien le marqueur de 2014, plutôt que le feu ? En tout cas, ses caractéristiques semblent gouverner la mécanique du monde contemporain : la fluidité contre l’étanchéité, la mobilité contre l’immobilisme, la transparence contre l’opacité et les vieux secrets. La capacité à passer à l’état gazeux, à s’évanouir, à sécher, à disparaître dans le sol, n’est-ce pas aussi un signe de notre actualité ? « L’eau est un corps continu, sans rigidité, qui coule facilement, remplit tous les interstices, puis s’étale en surface » peut-on lire sur Internet. Rapidité d’écoulement, adaptabilité aux contenants, flexibilité face aux événements : oui, l’élément qui correspond le mieux aux accélérations du monde, c’est bien l’eau. Y compris dans le désert : quoi de plus liquide qu’un « Etat » comme Daech qui veut dissoudre les frontières étanches au nom d’une idéologie poreuse ? Etre un solvant, autre caractéristique de l’eau.
Une des innovations théoriques récentes le dit à sa façon: la « sérenpidité », rare nouveau concept à une époque où l’on n’en invente plus, ou moins qu’avant. Outre qu’il est difficile à retenir et à prononcer, il n’est pas évident qu’il s’impose. Il sonne comme la viscosité ou miscibilité, autres propriétés des liquides (en fonction de leur consistance, température, etc.). La sérenpidité, c’est le mélange de hasard et de nécessité qui préside à toute découverte, « la disponibilité de l’esprit à accueillir ce qui le surprend et le déroute » selon R. Maggiori (Libération du 22/01/2014), la capacité à analyser ce qui étonne, en le fusionnant avec la logique déductive. Je le lie à l’eau, parce que cet élément est très difficile à décrire, une surprise perpétuelle, à la fois consistant et glissant, on peut le retenir et il nous échappe sans cesse, il ébahit (beauté de l’eau dans les paysages) et stupéfait (force de l’orage assimilé d’ailleurs à la force « des éléments »). La sérenpidité est une qualité liquide, qui appelle le glissement dans un interstice, entre les théories a priori, le cadre de la réflexion, l’appareil scientifique préétabli et l’impensé, le choc, le résultat inattendu. C’est une qualité de liant – de lien, qui est ici requise.
La liquidité pleut. Les marchés financiers sont inondés de liquidités de paiement grâce aux politiques monétaires expansionnistes. Les découpages étanches ne sont plus de saison, ni dans la semaine, ni dans le mois, ni entre les régions ou les Etats, bref ni dans le temps ni entre les espaces. « Si ce siècle a été, du moins dans les pays industrialisés, celui de l’emploi du temps et son corollaire, l’agenda, le XXIe siècle connaît leur dérèglement au nom de la flexibilité, nouvelle divinité du capitalisme dorénavant « liquide ». » écrit Thierry Paquot dans le n°410 de la revue Esprit (décembre 2014), cité par Anne Chemin (Le Monde du 13/12/2014). Au-delà du sujet du travail du dimanche, c’est toute la question des séquençages qui est posée. Les statuts se vident de leur substance, et nous vivons un monde plus liquide de multiplication de types de contrats, de rapport au travail, de modes d’intégration ou de refus d’intégration au contrat social. Comme l’eau, on glisse d’un point à un autre. Le CDI était du solide lui.
La peur (de perdre son emploi, d’attentats, de l’avenir) nous liquéfie, mais parfois cette économie rendue plus liquide est recherchée comme autorisant de nouveaux compromis entre période travaillée ou non et sous des formes différentes, une inscription moins subie, moins pesante, plus autonome, et souvent dure à vivre aussi, comme le décrypte le sociologue Patrick Cingolani (Libération 13/12/2014).
Les eaux montent. La fonte des glaciers produit une inéluctable hausse du niveau des mers, menaçant déjà des pays insulaires entiers. La Méditerranée regorge de cadavres des candidats à l’immigration en Europe. Ce sont encore les artistes qui bousculent cet « atlas global » comme Charles Heller sur Lampedusa ou Olafur Eliasson dont le travail repose, en partie, sur le dérèglement climatique, exposé en ce moment à la Fondation Louis Vuitton. Ce cauchemar de l’inondation, de l’engloutissement d’une Atlantide maudite que serait devenue notre planète, du déluge est toujours très prégnant dans la fantasmagorie collective, car il dévaste et emporte le modèle solide sur lequel progrès technique et économique se sont conçus.
La terre était en effet la condition du travail paysan, des industries lourdes, et des services localisés. La mondialisation franchit les océans et fend l’air. Avec la terre, allait le feu, feu de l’âtre, des forges, des révolutions. Des fermes, des mines, des usines, on creusait sol et sous-sol. Ce qui compte aujourd’hui, ce sont les bateaux chargés de containers, transportant nos cadeaux, les avions chargés de touristes, espoirs d’une revitalisation économique, les drones qui survolent l’ennemi et terrassent les peurs informes et insaisissables (le terrorisme en particulier). Ce qui compte, c’est donc ce qui franchit, et déjà le train, même très rapide, si terrestre, semble moins faire rêver le XXIe siècle. Y a-t-il de l’eau sur Mars ou sur les comètes, voilà la question physique et métaphysique de notre temps.
De l’état liquide à l’état gazeux, il n’y a qu’un peu d’échauffement. L’état gazeux qui est aussi le nôtre nous rend flottants, éthérés, évaporés. Dans l’air, nous n’avons plus prise sur les choses, le quotidien, le terre-à-terre pourrait-on justement dire. Le matériau ne se malaxe plus. Le cours des choses trace son sillon sans nous, en bas, et nous échappe. Comment le modifier, inverser les tendances, basculer dans un autre état ? Quelle volonté pèse encore sur l’histoire ? Et pourtant, notre état liquide nous rend en même temps fatigués, épuisés, amortis, car il n’y a rien de plus fatigant que l’eau, en témoignent la bonne sieste qui saisit les bébés nageurs babillant une fois sortis de la piscine, l’inimitable épuisement qui suit les longues journées à la plage ou la concentration que requiert la nage. L’élément liquide est à la fois un bloc où se mouvoir nécessite de la force et de l’endurance et insaisissable où rien ne semble pouvoir être bâti durablement, où tout passe.
Nos systèmes sont vieux dans ce monde neuf. Les négociations internationales reposent sur de vieilles méthodes ; les réflexes de nos démocraties sont anciens et rouillés ; nos organisations sont dépassées et inadaptées. A cet égard, la volonté de rendre le parti socialiste plus souple, plus à l’écoute des nouvelles formes de militantisme, plus réactif à la vitesse numérique est une bonne idée. Le programme de rénovation présenté en décembre 2014 va dans le bon sens.
Ne partons pas à la recherche d’un cinquième élément mythique, qui résoudrait tout, et donc n’existe pas. C’est plutôt dans la complémentarité des éléments que peut s’ébaucher une réflexion. Les physiciens nous apprennent aussi que l’eau est un élément rigide et constant (électriquement), ce qui nuance la vision unidimensionnelle et simpliste.
Cela doit nous inviter à un retour au solide. Nous avons besoin de consolidation : consolider nos institutions, conforter la légitimité, construire la confiance. Nous avons besoin de durable : une croissance non destructive, mais au contraire fondée sur la survie possible à long terme, des décisions politiques qui non seulement préparent l’avenir des générations futures, mais créent les conditions pour que ces générations futures puissent elles-aussi à leur tour décider. Nous avons besoin d’assises claires, un patrimoine matériel et immatériel ni muséifié ni encensé, mais au service de l’avenir, de l’action, de l’engagement, c’est-à-dire de valeurs renouvelées produisant encore des effets concrets pour aujourd’hui et demain. La rénovation urbaine et la priorité aux quartiers populaires, les principes fondateurs du vivre-ensemble républicain, quelles que soient nos origines, le refus des réglementations qui corsètent des professions par trop notabilisées, voilà un équilibre possible entre indispensable souplesse liquide et nécessaire soubassement solide !