Culture Fabrique

A quoi ça sert l’art ? A « l’émancip-action »

Personne n’a encore proposé de rééduquer les djihadistes par la méthode dite « orange mécanique » de Stanley Kubrick, en les obligeant à écouter, plutôt que la 9ème de Beethoven, des arias d’opéras de Haendel, des mouvements lents des concertos pour piano de Mozart, des boucles de violons de Glass ou Pärt. Chacun, en fonction de ses goûts, pourrait proposer les morceaux les plus adéquats visant à développer une sensibilité aigue, un apaisement zénithal, un réconfort enveloppant. La musique n’adoucit hélas pas les mœurs, et cette expérimentation n’aurait aucune chance d’être efficace.

Si l’art n’empêche ni les guerres ni les attentats, ne ramollit pas les accès de violence, ne prévient pas les drames ni les destructions, bon sang de bois, à quoi sert-il donc ? Il ne peut se contenter de servir les plaisirs d’une caste de plus en plus réduite qui, d’expositions en concerts symphoniques, de pièces de théâtre en spectacles de danse contemporaines, d’opéras en installations dans l’espace public, va tout voir. Le même public partout : à chaque fois qu’on ouvre un équipement (récemment la Philharmonie, magnifique salle), il sera écrit que ce sera pour lui !

Nul ne peut remettre en cause les douces intentions des concepteurs des politiques culturelles : la Philharmonie de Paris, pour y revenir, loin de se résumer à une salle de concert, c’est aussi des locaux de répétition, un espace d’accueil des publics, en particulier tournés vers les conservatoires, des salles pédagogiques pour propager la foi dans la musique classique, qui est la plus belle de toutes. La vocation est incontestable ; la réalisation devra être vérifiée. Si cet équipement de prestige parvient à accroître la diffusion d’une culture musicale dans le nord-est de la métropole parisienne, le pari sera gagné. Il n’est pas interdit de rêver : ravalons notre scepticisme et voyons. Les déceptions éventuelles se mesureront à l’aune des ambitions virtuelles.

S’il est permis de douter, c’est que la coupure entre les cultures n’a jamais été aussi grande. La moyenne d’âge du public ne fait que reculer, dépassant les 61 ans, c’est donc quasiment exactement le même public qui vieillit inexorablement depuis les années 1980. A ce rythme là, la musique classique en aurait pour 20 ans maximum, avant de disparaître. Sombres perspectives, et bien sûr exagérées, mais le doute est permis.

Les inégalités sont de plusieurs ordres face l’accès à la culture : les revenus, l’éducation, la localisation, les origines, les qualifications professionnelles des parents, notamment, et quand ces facteurs se croisent, l’isolement culturel croît encore. La décentralisation n’y a que partiellement remédié : certes les théâtres, les médiathèques, les conservatoires, les centres d’art ou chorégraphiques, se sont ouverts dans de nombreux coins de France, pour des réussites souvent accomplies, mais une grande partie de la ruralité même pas profonde est encore exclue. Sans parler des quartiers populaires enclavés.

Pourtant, cela ne suffit pas à tout expliquer. Les concerts auxquels vont les jeunes coûtent plus cher bien souvent que le théâtre, ce n’est donc pas qu’une question d’argent. Les one-man-show d’humoristes ne désemplissent pas, les gens continuent de sortir : ce n’est pas non plus qu’ne question de temps. Pour résumer, on continue à dépenser temps et argent, mais les pratiques culturelles ont changé.

C’est aussi une rupture générationnelle, et pas seulement pour la musique classique : les enfants d’aujourd’hui ont peu de choses à voir avec ne serait-ce que ma génération (début des années 1970) et les suivantes (des années 1980 et 1990). Un saut a été franchi : ils ont fait un bond au-dessus du ravin, et nous leur disons au revoir de l’autre côté. La coupure entre une culture classique, académique, élitiste et la culture populaire, les pratiques des jeunes, les succès s’accroît. Le rôle de l’éducation populaire, des syndicats, des associations était justement de favoriser le passage de l’une à l’autre, d’encourager les allers-retours et les enrichissements mutuels, bref de faciliter « l’accès » qui est plus que jamais nécessaire. Mon grand-père, qui avait arrêté l’école à 13 ans, mineur de fond puis pâtissier, syndiqué à la CGT et électeur communiste, connaissait des tirades de Racine, Corneille ou Rostand, des vers d’Hugo par cœur, et appréciait les opéras de Mozart ou la musique de Ravel. Si coupure il y avait entre culture populaire et culture bourgeoise, l’objectif politique d’émancipation consistait précisément à combler ce fossé factice (Picasso, Apollinaire, Satie élitistes ? Et pourquoi pas Toulouse-Lautrec ! Ils en auraient ri !).

Les philosophes se sont penchés longuement sur le rôle de l’art, en général pour le séparer conceptuellement du divertissement, qui a tout envahi. Même le divertissement nous distingue : pour certains, le divertissement, c’est le dernier film de Woody Allen, une série américaine sophistiquée, un concert de pop-rock qui constituera la principale sortie de l’année pour d’autres. La césure ne m’a jamais semblé aussi forte ; nous avons de moins en moins d’identité culturelle en partage. Finies les discussions, le lundi matin, à la machine à café, sur le film du dimanche soir ? Finies les grandes stars nationales qui rassemblent un large public et contrasté autour d’elles ? Finies les sorties en groupes grâce aux comités d’entreprises qui diffusaient des spectacles auprès de personnes très différentes ? Sans doute conviendrait-il de nuancer. Il y a encore les unions syndicales de retraités, des personnalités transversales, des séries qui déchaînent les discussions sur les réseaux sociaux démultipliant une machine à café quasi planétaire. Cependant, je ne peux chasser l’impression de ce saucissonnage des publics, de l’hyper spécialisation des goûts, de la séparation des sensibilités. L’émergence d’une communautarisation de la consommation culturelle témoigne aussi de la dilution du lien social, comme si le phénomène de groupies avait contaminé toute la sphère culturelle, avec division entre fans spécialistes irréconciliables. Si ni les canons académiques, ni le mainstream globalisant, ne sont plus réellement partagés, alors que nous reste-t-il ?

Car, pour le reste, la philosophie attribue à l’art des effets sur les individus. Cultiver son jardin secret, élever son âme, sortir de la dépression, se dépasser, accéder à la connaissance, s’humaniser, autant de qualités ou d’attributs individuels. Que l’art nous fasse du bien, seuls les intégristes, les totalitaires, les radicaux le rejettent, comme le montrent les barbares de Daech détruisant d’antiques manuscrits, mais cela ne saurait suffire, s’il ne fait que du bien ou apporte un plus à quelques uns seulement. Si l’étincelle qui nous suit lorsque nous quittons, enchantés, un spectacle, un film, un concert, que sais-je ?, ne met pas le feu à toute la prairie des cœurs et des cerveaux, alors, certes elle nous accompagne, elle nous anime, elle reste en nous, nous qui avons eu la chance de pouvoir la recueillir, mais elle ne se propagera pas au-delà de ce plaisir égoïste, qui ne sera jamais le plus complet des plaisirs.

Internet ne compense pas. Les nouvelles technologies autorisent certes théoriquement une diffusion massive, y compris de l’art le plus élevé (visite virtuelle de musée, opéras en ligne, conférences universitaires partagées, etc.), mais ne bouleversent pas la donne. Les jeux vidéos en lignes rencontrent plus de succès que la diffusion des opéras. Au risque de passer pour conservateur, – est-ce inéluctable en vieillissant ? -, je ne crois pas que le numérique soit un substitut parfait à une culture décrite comme plus classique. Certes, les nouvelles générations s’informent en ligne, mais beaucoup plus sous la forme de brèves que par la lecture des quotidiens traditionnels en format numérique. Certes le livre numérique prend de l’ampleur, mais numériques ou pas, le nombre moyen de livres lus chaque année décroît. Il n’y a pas de stricte équivalence entre les pratiques culturelles d’hier et d’aujourd’hui. Certes une contre-société numérique se passe de plus en plus souvent des élites traditionnelles en construisant des pratiques en ligne (sites de partage, travail collaboratif, …), mais au fond cela arrange une certaine noblesse, noblesse d’Etat, économique, politique ou intellectuelle de s’accaparer les œuvres de l’esprit réputées difficiles, moins accessibles, en assignant les autres dans une réserve d’indiens.

Fleur Pellerin et Najat Vallaud Belkacem sont conscientes de cette difficulté, qui ont lancé une série d’initiatives sur l’accès à la culture à l’école. On s’offusquera de ce énième plan qui ne part pas avec la garantie du succès. Mais le discours est structuré, la volonté présente, l’enjeu ressenti comme vital, au cœur de la survie des démocraties.

La nomination d’Hortense Archambault à la MC93 de Bobigny va dans le même sens. Je sais que la question des publics lui tient particulièrement à cœur. Bousculer pour attirer, formuler des propositions nouvelles pour changer d’auditoires, travailler avec les scolaires et les quartiers, voilà ce qu’elle a entrepris à Avignon, avec Vincent Baudriller de 2003 à 2013, et je lui souhaite de réussir avec la même vigueur et persévérance dans le théâtre qu’elle va diriger. Ce n’est pas simple, mais la seule justification possible au maintien d’un effort exceptionnel pour la culture en France est celui du renouvellement des publics. L’exception culturelle française ne doit pas être un drapeau brandi dans des vents contraires, et qui se rétrécit en haillons, mais un cadeau offert en partage au plus grand nombre. Elle ne vaut que pour tous.

J’ai toujours pensé qu’au plus profond l’art nous permettait surtout de vivre plusieurs vies en une seule, de nous permettre de faire comme si nous étions ce que nous ne serons jamais, d’ajouter une couche d’existences plurielles sur la première couche unique primaire. L’art nous fait vivre dans plusieurs mondes à la fois, une infinité de mondes. L’art nous console de ce que nous sommes. C’est pourquoi j’ai toujours apprécié les fresques, les fresques en peinture (les décors de la renaissance italienne comme la chapelle Gozzoli dans le palais des Médicis à Florence), les fresques littéraires (ah les puissants romans américains, L’Iliade et l’Odyssée, les cathédrales gothique romanesques d’Hugo à Proust), les fresques cinématographiques (Barry Lindon de Kubrick restant un me films cultes). Et tous les opéras sont des fresques. Fresque, comme fresco, le frais : tracer avec célérité des aventures qui nous font traverser époques, paysages, vies si opposées aux nôtres. Face à la sécheresse des cœurs haineux, la fraîcheur éternelle de l’art toujours présent à nous-mêmes ; face à l’enfermement amer dans le chemin balisé vers la mort, l’ouverture vers tous les possibles rêvés ; face à l’assignation naturelle des rôles, l’invention des voies démultipliées par l’imaginaire. Cela nous élève, nous fait sortir de nous-mêmes, et entrevoir d’autres destins possibles. « Emporte-moi, wagon, enlève-moi , frégate ! / Loin ! loin ! ici la boue est faite de nos pleurs !». C’est pourquoi les intégristes de tout poil saccagent tout ce qui peut libérer.

L’art, en effet, déclenche la haine des radicaux, qui veulent faire table rase des civilisations passée et qui ne sont plus les leurs. La destruction des statues zoomorphes, splendeurs assyriennes, ne peut surprendre de la part de fous de guerre qui enterrent des enfants vivants, violent et asservissent les femmes, précipitent les homosexuels dans le vide, torturent et assassinent les otages. Ce déferlement de violences rappelle en même temps la force de l’art : s’il peut déclencher une telle haine, à travers les millénaires, c’est parce qu’il nous dépasse, qu’il transcende les contingences politiques ou religieuses, qu’il nous emporte dans le seul véritable au-delà. Il concilie le particulier (l’autonomie, la liberté) et le général (le Tout qui nous englobe).

L’art n’est pas la beauté. L’art transmet aussi bien la laideur des corps et des sentiments, la vilénie, le désespoir. Certaines œuvres sont difficiles à regarder, lire ou écouter ; elles rebutent ; elles choquent. Elles sont même parfois désagréables, repoussantes, presque insoutenables. Cela ne signifie pas qu’elles ne touchent pas, au contraire. Une œuvre nous transforme, par la réflexion, l’émotion, le sentiment. C’est à ce que sert l’art : nous changer. Certains l’ont bien compris, qui ne veulent pas que le monde change. A nous de mettre en œuvre l’exact opposé : « l’émancip-action », agir pour la libération des individus. L’art en est la clef la plus sensible et la plus puissante à la fois.

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