Culture Fabrique

De quoi nous souvenons-nous ?

Le festival d’automne a ouvert sur un épatant spectacle du comédien et metteur en scène québécois Robert Lepage, « 887 », qui mêle mémoire intime (la vie de l’immeuble où il est né, son père chauffeur de taxi, ses amis, son travail…), mémoire collective (la montée de l’indépendantisme au Québec, sa propre nécrologie radiodiffusée qu’un de ses amis prépare) et mémoire du comédien (sa difficulté à apprendre par cœur un poème qui ne rime pas). Ces trois strates se mélangent de façon continue et le subtil dosage produit une émotion diffuse. Ce spectacle fait écho à un autre, « By Heart », magnifique également, mais avec une économie de moyens radicale qui contraste avec l’univers numérique fabuleux de Lepage, que le metteur en scène portugais Tiago Rodrigues avait présenté au théâtre de la bastille, où il évoquait, en les entrecroisant, la mémoire défaillante de sa grand-mère, l’apprentissage par les spectateurs eux-mêmes d’un sonnet de Shakeaspeare et l’histoire de son pays. Il sera repris en janvier 2016 dans le même théâtre de la Bastille : courez-y si vous pouvez, c’est une merveille.
La mémoire est constitutive de l’identité. A la fois dans le sens de la faculté à retenir (la capacité à mémoriser) et la strate enfouie des souvenirs superposés qui affleurent parfois à la surface (et qui pousse parfois à écrire « ses mémoires »). Nous sommes ce que nous apprenons ; nous somme ce dont nous nous souvenons. Cela entraîne la construction de personnalité, toujours complexe, contradictoire, mouvante, car l’instabilité de la mémoire rejaillit sur l’instabilité du caractère, qui n’est pas figé, définitif, absolu, mais changeant. Si nous possédons une carapace, des traits de caractère qui finissent par former un portrait, les retouches et repentirs sont si nombreux que la personnalité ressemble plus à un flou artistique qu’à l’hyperréalisme des photographes contemporains.
C’est ce que traduit bien le beau film de Desplechin, « Trois souvenirs de ma jeunesse », le trouble de la personnalité dont souffre (ou jouit) le personnage principal étant étroitement lié à la façon dont ses souvenirs se sont sédimentés dans sa mémoire, s’entrechoquent et se développent. Il ne sait plus qui il est, et pour le savoir, il doit se rappeler, c’est-à-dire à la fois rappeler les souvenirs à la surface, comme un navire remonte une ancre, et s’appeler lui-même, se nommer, outrepassant la confusion des passeports. Cela vaut aussi pour les lieux, comme si leur évolution finissait par marquer les esprits, et emporter les âmes. Dans « Cemetery of splendour » d’Apichatpong Weerasethakul, les personnages relient les différentes destinées de l’hôpital militaire, qui fut une ancienne école, elle-même construite sur un antique palais, la sédimentation des usages rejoignant la sédimentation des destins humains (les soldats endormis ayant été convoqués par les défunts rois pour poursuivre leurs guerres en rêves).
Si nous sentons tous, confusément, que la somme des choses apprises, des gestes faits, des personnes rencontrées, des paysages vus, des œuvres d’art découvertes, des livres lus, etc., se consolide pour créer un être ; hélas les Nations, les régions, les continents n’ont pas de conscience, ou la perdent, et, collectivement, nous oublions parfois d’où nous venons. Le lien qui unit mémoire et identité ne joue pas que sur l’intime d’une personne, il se tisse aussi autour des identités collectives.
Nous donnons pourtant l’impression de naviguer à vue, de tâtonner dans l’obscurité, de porter de solides œillères. En témoigne l’appréciation sur l’accueil des réfugiés : il est très difficile de faire ressortir les chiffres et de rappeler l’histoire de notre pays, permettant tout à la fois de juger la nouveauté et l’ampleur du phénomène actuel, tout en en relativisant l’importance et le poids, au regard des statistiques et des vagues précédentes. Nuancer, poser, recadrer les échanges, plutôt que foncer tête baissée dans des portes ouvertes (ça ne fait pas mal, mais c’est facile).
C’est pourquoi l’enseignement de l’histoire est si fondamental à l’école, en dépassant le conflit fictif entre récit national avec apprentissage par cœur des grandes dates et analyse globale sur les grandes aires géographiques. Nos professeurs savent faire cela très bien, et je me souviens d’avoir appris aussi bien les grandes batailles (Bouvines et Azincourt, Marignan et Pavie, Austerlitz et Waterloo !) que les grandes périodes dans la diversité du monde (l’Egypte ancienne qui a toujours régalé les chères têtes blondes, brunes et de toutes les couleurs de cheveux). Une histoire décomplexée, ni fière, ni honteuse, abordant la dure réalité sans complaisance ni repentance, n’évacuant ni les horreurs ni les erreurs, mais ni la grandeur. Le manque de culture et de recul historiques est une plaie de la vie politique contemporaine. Un exercice de mémorisation est aussi un travail de mémoire.
Il est vrai que le temps nécessaire pour replacer les débats dans leur contexte historique se heurte de plein fouet à l’accélération médiatique et technologique du monde. Les phrases sont trop courtes pour tenter d’expliciter le moindre enjeu. Sans rêver de l’ORTF, le service public audiovisuel pourrait quand même accorder des plages à la majorité et l’opposition nationales laissant le temps de développer leurs idées et revenir plus régulièrement aux grands formats politiques. Ne soyons pas déclinistes : il y a toujours des moments forts de politique à la télévision, et le temps des causeries au coin du feu est derrière nous, mais il faut trouver des solutions pour sortir de l’appauvrissement intellectuel du débat politique. Redonner du temps au temps, pour paraphraser un ancien Président de la République, copiant un auteur célèbre, lui-même citant un homme politique fameux.
Se réinscrire dans le temps longs, cher à l’école des annales, voilà qui ne pourrait pas nuire. Après tout, cela autoriserait de se plonger dans « L’identité de la France », de Braudel, sans doute le plus beau livre écrit à ce sujet, avec bien entendu « Les lieux de mémoire » sous la direction de Nora, loin des conceptions naturalistes, figées, absolues, mais traçant de fortes et belles perspectives (la ligne de l’olivier, l’évolution de la durée des trajets, habitats regroupés versus habitats dispersés…). Se replonger dans Bloch, Renan, Tocqueville, Reclus, ou en tout cas les diffuser, les vulgariser pourquoi pas, plutôt que des joutes vaines et futiles entre philosophes qui jouent à « plus nostalgique que moi, tu meurs ».
Essayons de retrouver le goût du commun qui nous a fabriqués dans la diversité, des climats, des paysages, des langues, des origines, des religions, et dont nous procédons. La France n’est pas une juxtaposition, c’est un projet, mais pour être un projet en marche, elle doit savoir se retourner sereinement sur elle-même. C’est l’inverse d’Orphée : ne pas se retourner, c’est disparaître. Cela vaut pour tous les pays. La France n’est pas un assemblage de communautés, c’est un creuset, mais en ignorer, jusqu’à l’oublier ou le nier, les éléments qui le composent, ne fait pas avancer. Nous vivons dans le présent, ce qui rend plus facilement heureux, mais l’incapacité à se projeter dans l’avenir, à le considérer comme une chance et non comme une menace, vient du rapport étrange entretenu avec le passé. Le passé n’est pas un lieu, où on se complaît, c’est une clef, qui permet justement de débloquer les verrous qui nous empêchent de voir loin.
«D’ailleurs, j’ai purement passé les jours mauvais / Et je sais d’où je viens, si j’ignore où je vais » : les célèbres vers de Victor Hugo dans « Les feuilles d’automne » devraient plus souvent retentir à nos oreilles, car c’est aussi le destin des Nations. Retrouver la confiance dans l’avenir passe par le constat serein de ce que nous fûmes. Je me souviens…

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