Culture Fabrique

Faire corps

Dans « la société des égaux », Pierre Rosanvallon emploie cette belle expression pour signifier que les individus ont toujours besoin, même dans un univers où se décompose et se défait le lien social, et peut-être surtout, de « faire corps », faire corps entre eux, malgré l’individualisme exacerbé, pour se reconnaître comme semblables et faire corps avec la société, pour en admettre la légitimité et se sentir considérés. Le lien horizontal (la réciprocité dans la singularité) et le lien vertical (l’égalité en appui de la légitimité démocratique) sont étroitement noués. Faire corps, c’est aussi faire société. Si la société se délite, les corps en souffrent, subissent, en silence ou en criant, bref l’expriment.

 

En cette rentrée théâtrale, le corps est partout en scène, corps souvent hurlant, criant, déclamant, car la parole est aussi une partie du corps, comme la main qui manipule l’outil, corps nus, bondissants, maladroits ou sublimés, enduits, tatoués, paroxystiques, présences proches des spectateurs, car la proximité est le miroir de la fraternité. Ce sont d’ailleurs des collectifs qui sont à l’honneur : un corps collectif qui est à l’œuvre pour rétamer la fameuse césure entre le texte (« le texte, le texte, le texte ! » saute le cabri) et la physique, le physique, les physiques. Sylvain Creuzevault à la Colline (« Le capital et son singe »), Julie Deliquet aux Abbesses (« Des années 1970 à nos jours »), Vincent Macaigne au théâtre de la ville (« Idiot ! Et dire que nous aurions pu nous aimer ») : aussi différents soient-ils, ces spectacles sont traversés d’une énergie juvénile et collective justement, où le décor, constitué de dispositifs manipulables, de machins, de bidules, dont on se sert, qu’on brandit, ou de murs – mobiles – meubles fragiles qui se cassent la gueule, se fait aussi prolongement du corps.

 

L’adresse se veut directe. Ces spectacles nous interpellent, enfin au vrai double sens du terme : en nous parlant, sans intercession, et en choquant, émouvant, déstabilisant le spectateur ahuri. Cela aurait pu faire scandale, mais le théâtre ne pèse plus assez dans les débats décervelés pour cela, parce qu’il arrive que les acteurs se dénudent, fassent l’amour, se roulent parterre, s’aspergent de liquides de toutes sortes, renversent tables et chaises, s’insultent, s’époumonent et se taisent, voire quitte la scène. La seule question, est celle du sens (qu’est-ce que cela nous raconte ?) et de l’effet (qu’est-ce que cela produit en nous ?). Et en mêlant cette conception urgente, vibrante, décapante de la scénographie et de la mise en scène à des textes particulièrement forts, ces spectacles créent des moments intenses, d’une rareté précieuse : le couple qui se retrouve seul après la fin de la fête échevelée chez Julie Deliquet, pour un moment de rupture – retrouvaille plein de grâce et de fougue ; de manière générale, les incroyables respirations que Vincent Macaigne ménage entre les éruptions volcaniques et mousseuses, ainsi du premier récit du Prince Mychkine (l’histoire de Marie) ou encore l’effondrement en suspension et en apesanteur, qui laisse comme une table rase, en écho à Marx, choisi pour figure tutélaire et drolatique (la déambulation du masque !) chez Creuzevault, dont le dispositif fait ressortir avec force et subtilité les éternelles cassures entre révolutionnaires (les purs et les durs face aux réformistes, rien de neuf sous le soleil et la pluie).

 

C’est le talent des corps projetés qui fait briller les digressions, les rebondissements, les incohérences mêmes de Dostoïevski, la beauté de la langue de Lagarce ou l’implacable force brechtienne. Aujourd’hui, les corps ont à dire.

 

Certains films sortis récemment en témoignent également : le somptueux « Still Water » de Naomi Kawase, où les corps en prise à la nature luxuriante et aux éléments déchaînés en disent autant sur le cycle de la vie que les paroles et « The Tribe », choc ukrainien, dans lequel la langue des signes explosive de jeunes sourds-muets est comme un prolongement expressif du corps, un verbe sans parole, et où se déchaînent violence, passion, sexe, mais aussi bonté. En symétrie, « Mange tes morts », de Jean-Charles Hue, joue de la luminosité des corps (en alternant plein soleil et nuit blafarde), là où la parole est difficile. Etranges choix de production, les muets est-européens ne sont pas sous-titrés alors que les paroles des Yeniches le sont… Finalement peut-être est-ce révélateur : du premier, se détachent du coup tous les bruits et sons environnant cet univers privé de mots, dans le second, l’attention se porte d’autant plus sur les lumières et les éclairages, d’ailleurs magnifiques…

 

Corps baignant dans l’eau, la lumière, les sons, la Nature, les objets… Qui se laisse aller ou qu’on mène par le bout du nez, entre abandon de soi et volonté d’autonomie et de responsabilité. L’interrogation classique ré-émerge : « Ai-je un corps ou suis-je mon corps ? ». Le rapport que nous entretenons avec notre corps, est-il un rapport d’appartenance ou d’identification ? Ai-je une relation contractuelle, juridico-politique, avec mon corps ou est-ce une donnée inaliénable ? Est-ce un bien que je possède et dont je fais ce que j’entends, comme l’artiste Orlan, les auto-fictionneurs, les photographes de l’intime telle Nan Goldin ? Est-ce un territoire inviolable et sacré qui me définit ? Un sujet ou un objet ? On voit bien que ces questions traversent les débats contemporains, autour de la PMA ou de la GPA par exemple.

 

En bon esprit de synthèse, il me faut répondre : les deux, mon capitaine ! Je suis mon corps qui m’appartient. Le 18 octobre s’achève l’exposition « tatoueurs, tatoués » au Quai Branly. Naomi Kawase rappelle la délicatesse et la sensualité de cet art au Japon, dans une scène à la fois fondatrice et traumatisante pour le jeune personnage, dont le père est, précisément, un tatoueur qui se rêve peintre. Même nu, le corps peut encore s’habiller. Rite traditionnel puis urbain, le tatouage se répand, s’universalise, perd ses spécificités géographiques. Comme le rappelle le commentaire du musée, les ethnologues, les universitaires, les sociologues, ont analysé la pratique du tatouage, mais peu le champ artistique. Ce n’est pas une coïncidence si une première grande exposition a été réalisée cet automne : le tatouage est bien le procédé qui réconcilie le corps-objet (je transforme mon corps) et le corps-sujet (je choisis le motif et l’endroit du tatouage).

 

Pour se libérer les neurones, et se détendre, penchons-nous sur « Make love », d’Ann-Marlene Henning et Tina Bremer-Olszewsi, best-seller 2012 en Allemagne, et sorti, tiens, tiens, en août 2014 en France chez Marabout : il y a tant à apprendre, avec sérieux et décontraction, sur le sexe. Il n’est pas étonnant que, destiné aux adolescents, ce livre ait rencontré un tel succès auprès des adultes. Surexposé sur Internet, le corps garde tous ses mystères. On a envie de trier le vrai du faux. Et d’en profiter. « Zuerst die Fresse, dann die Morale » : où l’on retrouve Brecht.

 

Dans un monde si dur, c’est le corps qui reste, et qui fait sens. Les artistes inventent un dépouillement qui ne serait pas christique ni en rien religieux, ou pas seulement, mais opèrent une mise à nu, révélatrice de notre état : voilà où nous en sommes. Une fois le reste enlevé. Réduits mais solaires. Recroquevillés mais prêts à bondir. Résignés puis résolus. Il est temps de retrouver les projets communs qui fassent corps. On en voit l’importance : le corps est un récit !

Tags
Voir plus

Articles associés

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Close