Phynances
La décentralisation, jusqu’au bout
Congrès des maires de France, nouvelle carte des régions, élections en 2015 qui se préparent, l’actualité territoriale s’emballe. Même si les critiques fusent, il faut saluer la volonté réformatrice du Gouvernement qui a osé toucher une organisation si difficile à faire bouger dans notre pays friand de rigidités. Il manipule la nitroglycérine : cela explose parfois à la figure, mais il faut bien en passer par là pour creuser des voies nouvelles et sortir du tunnel. Dans la pile des dossiers, celui du rôle, du fonctionnement et des financements des collectivités locales n’est pas le plus mince, mais il peut faire basculer l’ensemble.
Bien sûr, on pourra toujours chipoter et trouver à redire à tel ou tel élément de la réforme, à commencer par le puzzle. Chacun s’y amuse. Pourquoi ne pas avoir tenté un rapprochement de Champagne – Ardennes avec le nouvel ensemble Picardie – Nord – Pas de Calais, en laissant l’Alsace avec la seule Lorraine, ce qui permet de faire accepter plus simplement ces deux nouvelles régions ? Pourquoi garder une région Centre sans métropole et une région Pays de la Loire, alors qu’en osant faire de Nantes ce qu’elle est, à savoir la capitale de la Bretagne, de laisser la Vendée dans la grande région Aquitaine – Charente – Limousin, d’agrandir l’Ile-de-France vers le Sud et la Bourgogne vers l’ouest, on aurait alors franchi le cap d’une carte à 11 régions ? Mais l’esprit qui souffle est le bon, des régions plus grandes, mieux outillées, tournées à la fois vers un avenir européen et la proximité efficace en termes de moyens. Il fallait faire des choix, toujours en partie subjectifs (oui, oui, pourquoi pas PACA avec Rhône – Alpes, Midi – Pyrénées avec l’Aquitaine et une grande région massif central ? Mais alors quid de Languedoc – Roussillon ?). Chaque nouvelle proposition pose autant de questions qu’elle n’en résout, car l’un ou l’autre des départements se retrouve soit de côté soit intégré à un ensemble moins cohérent… La vie autorisera des correctifs, cette carte évoluera, et je l’espère dans le sens d’une plus ample réduction du nombre de régions.
Le Gouvernement a également eu l’audace d’affirmer l’émergence des métropoles. Certes, l’embrouillamini technocratique est à son comble, mais il était temps de reconnaître ces acteurs, puissants à l’échelle européenne voire mondiale, indispensables moteurs de la croissance économique, sources de redistribution vers des territoires défavorisés, comme le montre bien Laurent Davezies, facteurs d’égalité en leur sein entre ville centre dynamique et zones urbaines ou périurbaines plus souffrantes. Là aussi, des adaptations doivent avoir lieu et auront lieu, mais, de façon claire, ce phénomène sociologique et économique majeur qu’est l’émergence des métropoles est pris en compte. L’équilibre doit être affiné entre proximité, pour éviter la création d’un Léviathan lointain, et solidarité, pour échapper à la coquille vide : les différentes composantes de la métropole doivent être suffisamment autonomes pour assurer leurs missions propres et suffisamment reliées pour mettre en œuvre une meilleur répartition des richesses, en particulier pour la métropole de Paris. Anne Hidalgo y a travaillé avec les élus concernés, pour aboutir au compromis efficace et y travaillera encore. Cherchons les solutions réalistes qui portent leurs fruits.
Le point de crispation porte sur les départements. Au risque de choquer, cela fait longtemps que je suis favorable à l’effacement progressif de cet échelon. Arrivant en section PS du 20e, en 1995, je faisais déjà des interventions sur cette proposition… Il faut le faire en douceur, si possible, par absorption lente des compétences par les métropoles, intercommunalités d’un côté et les régions de l’autre, mais il faudra la faire. On rétorque qu’on ne peut s’occuper des routes du Cantal depuis Lyon. Mais l’Etat central gère bien l’éducation nationale à Bayonne depuis Paris ! Comment fait-il ? Il a déconcentré. De la même façon, les grandes régions déconcentrent les services : il peut bien y avoir des services régionaux des routes, sociaux, etc., déconcentrés par les régions dans les territoires, en partant de l’existant pour ne pas ajouter de la complexité.
L’autre étape sera aussi coton. Il s’agit de revoir les compétences, avec l’épée de Damoclès de la compétence générale. Si elle se décroche, une épée, ça peut faire mal en tombant. Aujourd’hui tout le monde fait tout, tout le monde dit que cela doit cesser, mais personne ne veut abandonner quoi que ce soit. Et si le niveau à qui est confiée la compétence l’exerce mal ? Hé bien, c’est le risque de la démocratie : aux électeurs éclairés de rectifier le tir. Il est absurde de refuser des capacités d’action à quelqu’un sous prétexte qu’il n’est pas de votre bord, précisément parce qu’une République a besoin du jeu des pouvoirs et contre – pouvoirs. C’est d’ailleurs la gauche qui a réalisé la décentralisation : la droite gaulliste étant par nature méfiante vis-à-vis de la délégation du pouvoir central…
Le problème se situe ailleurs : les compétences ne se saucissonnent pas si aisément. Il n’y a pas une compétence « culture » ou « sport » ou « développement économique », car chaque bloc recouvre une multitude d’actions. Essayons d’y voir plus clair, dans ce sombre corridor : les découpages ne sont pas thématiques ou fonctionnels (la sécurité, l’emploi, le transport, etc.) mais bien plutôt par types de mesures, qui existent dans tous les champs (subventions de fonctionnement, d’investissement, interventions économiques, allocations, contributions à des partenaires, etc.). Prenons le cas de la culture : il existe les aides aux pratiques amateurs et aux professionnels, le soutien des compagnies n’équivaut pas à celui des lieux, il y a l’aide à la création et celle à la diffusion de spectacles, il y a l’événementiel et le patrimoine culturels, subvention de fonctionnement et appel à projets, etc. Il faudrait donc croiser les critères thématiques et de modes d’intervention pour mieux répartir les compétences, ce qui obligera aussi les différentes collectivités à continuer à travailler ensemble. C’est déjà le cas : l’aide à l’édition d’ouvrages ou à la production cinématographique relèvent largement de l’Etat et ensuite des régions, pas des autres niveaux de collectivités, les petites associations sont soutenues quasiment uniquement par les communes, et les mairies d’arrondissement à Paris, c’est-à-dire la proximité…
Pour aller plus loin, plutôt que de renoncer, de façon brutale, à la compétence générale, ce qui pourrait mettre en péril le secteur associatif ou les entreprises, prenons le temps d’établir des listes précises : le jardin à la française ne sera pas parfaitement ratissé, mais les allées seront mieux entretenues quand même. Il faudra assumer pour tel ou tel département ou telle ou telle intercommunalité de renoncer à certaines actions… Le plus dur sera de supprimer les doublons, en transférant les services déconcentrés de l’Etat aux régions. Martine Aubry l’avait proposé lorsqu’elle était première secrétaire du PS, c’est une étape nécessaire à la simplification et à la meilleure gouvernance territoriale.
Car ce sur quoi il ne faut jamais vaciller, c’est le principe même de la décentralisation. La décentralisation, c’est l’ADN de la gauche. A ce titre, loin de reculer, allons de l’avant : sur le travail du dimanche, par exemple, certes c’est à l’Etat de fixer un cadre général, mais ce sont bien les communes ou les métropoles qui sont le mieux placées pour définir les zones, engager la concertation avec les acteurs, organiser les conséquences (en termes de transports, de propreté, de sécurité…). Tout retour en arrière serait mal venu. Les velléités de recentralisation méritent d’être condamnées ; au contraire, il faut faire faire confiance à la souplesse en laissant davantage de marges de manœuvres aux autorités locales pour réglementer. Aujourd’hui, les dépenses de l’Etat s’élèvent, au sens très étroit, à 210 Mds€ (hors dette, retraites, financement de l’UE et des collectivités locales…) et celles des collectivités locales à 230 Mds€ environ. Tout compris, le poids de l’Etat est bien sûr supérieur. Un nouveau mouvement de décentralisation ferait coup double : il réduirait les déficits publics (puisque les collectivités doivent adopter des comptes en équilibre) et renforcerait l’action publique sur le terrain. La région Ile-de-France a consacré à la construction et à la rénovation des lycées, dix à douze fois plus, par an, que ce que faisait l’Etat.
Aussi de nouveaux blocs doivent-ils être confiés aux collectivités locales : tout le développement économique et industriel aux régions, tout le social aux métropoles ou intercommunalités… Pourquoi ne pas s’affranchir des idées reçues ? Les centres de détention et les maisons d’arrêt ne seraient-elles pas en meilleur état si les régions s’en occupaient ? Les familles de détenus pourraient se retourner vers une instance connue pour exiger des améliorations. La gestion des équipements, les interventions économiques, la solidarité de proximité appartiennent aux champs qui se labourent souvent, et mieux vaut que le cultivateur ne soit pas trop loin. Des tables rondes pilotées par les régions ne seraient-elles pas le meilleur moyen d’aborder sereinement l’insertion des populations Roms plutôt que de tomber dans le piège de la démagogie nationale ? Les rythmes éducatifs doivent-ils être les mêmes dans une école primaire dans un village de l’Oise et dans une école maternelle de Paris, Bordeaux ou Marseille ? L’uniformité n’est pas toujours la garante de l’égalité réelle. Au moins, soulevons les questions sans tabou.
Evidemment, reste à savoir comment financer tout cela. Le système de finances locales doit être revu de fond en comble. Le groupe des élus communistes – Front de gauche à Paris a proposé des assises des finances locales qui se tiendront au printemps. Statu quo intenable, réforme impossible ? Les impôts locaux sont injustes et mal répartis, les concours de l’Etat se réduisent à un rythme intense, la comptabilité moderne en 1997 montre des signes de vieillissement, les modes de gestion ont besoin d’exercices d’assouplissement : les sujets ne manquent pas. Les finances locales, angle mort de la réforme territoriale, ne doivent pas l’amener à l’échec : les bouleversements de la carte et des compétences doivent être prolongés par une remise à plat des modes de financement. Répondons enfin à cette question : bon sang de bois, qui finance quoi ? Sortons par le haut du face-à-face entre l’Etat et les collectivités, grâce à des propositions audacieuses, sur le soutien à l’investissement public local en particulier.
En ces matières, comme ailleurs, le mieux est l’ennemi du bien : vaut-il mieux être utile ou se faire plaisir, sans aucune chance d’aboutir ? Cela vaut pour la métropole de Paris comme pour les compétences des collectivités. Un progrès qui change concrètement les choses vaut mieux qu’une déclaration d’intention qui risque de braquer et d’échouer. Les conservatismes sont pesants, le mouvement est désormais engagé, reste à le finaliser par une grande réforme des finances locales.