Culture Fabrique

La musique n’adoucit pas toujours les moeurs politiques

Icone-et-danseurLors de la saison 2010 – 2011 de l’Opéra de paris s’est achevée la tétralogie de l’anneau des Nibelung de Richard Wagner, commencée avec la saison 2009 – 2010 ; c’était la première intégrale à Paris depuis 1957, c’est dire s’il a fallu attendre. Voix et surtout orchestre étaient irréprochables, impossible d’en dire autant hélas de la mise en scène à part quelques belles fulgurances.

Wagner pose un double problème spécifique aux mélomanes, car son œuvre est décriée et le personnage est détestable. Musique lourdingue, opéras interminables, livret en ciment, bref de la choucroute indigeste. Il suffit de prendre la peine d’écouter la musique pour dépasser ces préjugés – quitte à ne pas aimer quand même, car trop souvent nous cédons aux idées reçues avant d’exercer la subjectivité du jugement de goût en toute bonne foi. Pas de quoi balayer l’assertion vraie et fausse de Woody Allen (drôle car à la fois vraie et fausse) : « Quand j’écoute du Wagner, j’ai envie d’envahir la Pologne » ? Lente et hypnotisante, la musique de Wagner est pourtant bien souvent moins martiale que celle de Verdi ou Berlioz…

Plus troublant est bien sûr le poids dont Wagner s’est lui-même chargé. Admiré par les nazis, à l’instar de Bruckner mais aussi de Beethoven qui n’avait pourtant rien demandé, il n’est pas idéologiquement étranger à cette adulation : non content de participer à l’antisémitisme ambiant de la fin du XIXème siècle, il en a été l’un des fers de lance, voire un des importants propagateurs. Certains de ses écrits semblent d’ailleurs préfigurer la phraséologie hitlérienne et expliquent sa brouille fameuse avec Nietzsche. Après sa mort en 1883, sa famille reprit le flambeau et fut compromis avec le IIIème Reich. Hitler en fit son seul précurseur.

Wagner était un sale type. Mais c’était un musicien, pas un écrivain (même s’il croyait en être un). Et la musique est moins directe que les mots. Il est tout-à-fait possible d’écouter les œuvres en décontextualisant : une histoire de dieux germaniques à bout de souffle… et les notes se suffisent à elles-mêmes. Ce qui est possible avec un compositeur ne l’est pas avec un écrivain, disons Céline, qui suscita une polémique homérique cette année. Là, impossible de ne pas lire ce qui est écrit ; avec la musique, il est toujours permis d’entendre autre chose. Les oreilles ne sont pas les yeux, et la musique est le seul art qui ne passe pas par les yeux ; la musique ne décrit rien, ne parle pas, n’indique rien : elle est purement abstraite. Peintre, sculpteur, écrivain, cinéaste, metteur en scène, tous (et toutes) peuvent nous donner à voir une petite maison rouge aux balcons verts dont la cheminée fume, la musique savante ne peut rien de tel – et elle peut tout le reste. Quand elle se fait descriptive, elle s’en tient à la tempête, au bourdon, au coucou, à la rigueur au sommeil ou au froid, mais vous ne ferez jamais tenir la chapelle sixtine ou la recherche du temps perdu dans une partition… Même à l’opéra, la musique ne colle pas au théâtre et vit sa propre vie : vous pourrez toujours mettre la petite maison rouge aux balcons verts dont la cheminée fume sur la scène, l’orchestre jouera autre chose. C’est sa limite, et sa force. Elle la partage, en partie seulement, avec la danse, mais dans la danse, le corps en mouvement se voit – toujours les yeux…

Bien sûr, cela reste plus valable pour un morceau de jazz, une symphonie, un quatuor que pour un air d’opéra ou une chanson, mais les paroles – même compréhensibles – ne font pas la valeur de la pièce : la mélodie, le rythme, etc. comptent davantage, forment un ensemble. Lire, dire des paroles, ce n’est pas pareil que les chanter. Même si la chanson évoque notre petite maison rouge aux balcons verts dont la cheminée fume !

Cette caractéristique de l’art musical, art le moins intellectuel, le plus sensible, le moins théorique, le plus charnel, le moins descriptif, le plus physique, explique sa relative relégation dans l’histoire culturelle de la France (argumentation contestable et susceptible de toutes les controverses).

Ainsi, les Présidents de la Vème République n’apprécient guère la musique. De Gaulle n’en écoutait jamais, excepté les marches militaires, Pompidou, cet amateur éclairé d’art contemporain et de poésie française, dont il fit une anthologie, l’homme du centre Beaubourg, abhorrait la musique, Giscard n’en avait que faire, Mitterrand, fin lettré, n’avait jamais pu se laisser convaincre par son ami Kiejman (« Les noces de Mozart ? Vous voulez dire les noces de Beaumarchais »), Chirac se vantait de préférer une demi-heure de mauvaise musique plutôt qu’une heure de bonne « parce que ça dure moins longtemps » (alors qu’écouter une heure de bonne musique, quoi de mieux ?) et l’actuel Président Sarkozy n’écoute que de la variété… Malraux lui-même, féru de littérature et d’arts plastiques, ne s’en occupa guère, fut en tout cas moins entreprenant dans ce domaine que dans les autres, et laissa tout faire à Marcel Landowski.

Pourquoi ce rejet ? J’y vois trois raisons, non exclusives : d’abord, la culture dans notre pays ne passe pas  par la musique comme en Allemagne ou en Italie. Les compositeurs de qualité ne sont pas si rares dans notre histoire, avec Lully venu d’Italie puis Couperin, Leclair, Rameau, ensuite Berlioz, Gounod, Saint-Saëns, et surtout au 20ème siècle, très riche (Messiaen, Dutilleux, Honegger, Dusapin, Boulez…), mais nous n’avons pas d’équivalent de Vivaldi, Rossini, Verdi, Mozart, Beethoven, Schubert, Bach, Schuman, etc.  Brahms, à qui son majordome annonçait qu’un compositeur français l’attendait dans l’antichambre, rétorqua : « Impossible, il n’y a pas de compositeur français ». Sans doute parce qu’en France l’art considéré comme le plus noble c’est la littérature, la poésie comme la prose, à la rigueur la peinture et la sculpture, la musique ne joue pas le même rôle que dans de très nombreux pays.

Ensuite, l’enseignement de la musique reste un échec de notre système scolaire et l’appropriation du génie musical ne se fait pas à l’école, autant dire qu’il ne se fait nulle part… Il existe des professeurs passionnés qui transmettent la passion musicale, font découvrir les œuvres, innovent dans la pratique, mai au-delà des individus, la réforme de l’enseignement musical (école – conservatoires) reste indispensable dans notre pays.

Enfin, la musique est donc un art d’exécution, abstrait, ce n’est pas le support (la partition) qui fait l’œuvre, mais la façon dont ce support est transformé en art par l’interprétation, donc à chaque fois différent, relatif, subjectif… Comme le dit Jacques Drillon, la musique est déjà un art abstrait, ce qui explique le retard des mouvements et des évolutions artistiques dans la musique (l’apogée du baroque en 1730 – 1750, du classique en 1780 – 1800, et le romantisme qui dure jusqu’en 1880 – 1890 !). Un tableau ne bouge pas, ce sont les regards posés dessus qui varient, de même pour un roman, mais l’œuvre musicale n’est jamais la même, elle ne se possède pas de façon matérielle, elle est par nature vaporeuse, insaisissable, perpétuellement recommencée, achevée, et jouée toujours de façon différente… Voilà pourquoi certains ont la chance d’aller écouter 50 fois la cinquième de Beethoven en concert…

Cela n’empêche évidemment pas le pouvoir d’avoir utilisé l’art musical pour se glorifier ou se mettre en scène, comme il l’a fait avec la sculpture, la peinture ou la littérature. Les exemples sont nombreux, comme en témoigne par exemple l’anecdote des relations houleuses entre Mozart et le prince-archevêque Colloredo, Cherubini déployant la pompe royale de la Restauration,  l’inauguration  de l’Opéra de paris en 1875, etc. Deux belles expositions du Musée de la musique, respectivement sur Le IIIème Reich et la musique (2004), et sur Lénine, Staline, et la musique (2010) montraient la violence des rapports de force, entre cajoleries, volonté d’embrigadement, exclusion et contraintes. L’impression qui domine est que beaucoup de musiciens se coulèrent dans le moule (Alfred Cortot à Vichy, Richard Strauss à Berlin…), plus facilement que d’autres artistes, car la conscience politique serait moins consubstantielle à l’exercice de leur art. Cela reste cependant à vérifier, car beaucoup durent s’exiler ou furent réduits au silence – et on compta aussi des résistants.

Et les retournements de situation sont aussi spectaculaires. Chostakovitch, au début héros du régime soviétique, dont les œuvres furent bientôt incomprises, puis jugées bourgeoises et contestataires (Lady Macbeth de Mzensk), en fut une victime… Difficiles de déchiffrer ce qu’il y a derrière les notes, ironie ou flatterie…

Si la politique s’est emparée de la musique, l’inverse est vrai aussi : chants guerriers ou de résistance, transformation de concerts en lieux de lutte ou de contestation, odes en tout genre, les exemples abondent. Tout geste créatif peut devenir potentiellement un acte politique – la musique n’y échappe pas.

C’est aussi, pour tout un chacun, un moment de vie sociale, une preuve de notre appartenance à la commune humanité et à la société. D’amitié, de convivialité, de bonheur partagé. Je me souviens de mes séjours linguistiques chez des familles allemandes qui jugeaient inconcevable de ne pas appartenir à une chorale amateur et où les amis se rejoignaient une fois par semaine, qui avec sa flûte, qui avec son violon, pour s’adonner aux plaisir de la musique de chambre. Cela a sans doute dû changer depuis, et ce n’est pas vrai partout, mais culturellement cela marque encore. En France, nous avons le sentiment que la pratique musicale ne tient pas la même place. La tradition y est pourtant ancrée (les fanfares dans les communes de puis la Révolution de 1789, l’ensemble « à cœur joie »…), mais n’est pas rendue aussi visible et irrigue moins le tissu social.

Ce n’est pas parce que la musique ne s’appréhende pas facilement, ne se happe pas, ne passe pas par la vision qu’il faut la délaisser, au contraire : l’anniversaire de la fête de la musique, 30 ans en 2011, a été l’occasion de constater que la pratique musicale amateur se développe en France et atteint un niveau de plus en plus élevé. Il faut l’encourager. De manière plus générale, le soutien aux pratiques « amateur » ne doit pas rester plus longtemps un angle mort de la politique culturelle, les collectivités locales l’ont bien compris, et le ministère doit, là comme ailleurs, reprendre sa place. D’ici là, réécoutons – sereinement – Wagner.

Tags
Voir plus

Articles associés

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Close