Culture Fabrique

« L’art n’est champion que de la liberté d’expression »

censureQuels rapports entre l’exposition de l’artiste chinois Ai Weïweï au Jeu de Paume, qui se déroule en ce moment, les manifestations subversives d’artistes anti-Poutine à Moscou, les créations vidéos postées sur Internet par les opposants syriens opprimés ? Tous ces événements mettent en jeu la tension entre les défenseurs de la liberté d’expression et de création et leurs ennemis. A un autre niveau, en 2011, la destruction du Piss Christ d’Andres Serrano à la collection Lambert d’Avignon, celle plus discrète de la Colonne pascale de Pascale Marthine Tayou à Lyon, les tentatives d’empêcher la représentation des pièces de Romeo Castelluci (à qui j’emprunte le titre), au théâtre de la ville, et de Rodrigo Garcia, au Rond-Point, ont témoigné de l’actualité de cette évidence : tout ennemi de la pluralité, de la démocratie et de la liberté est un ennemi de la liberté de création, et peut-être en premier lieu. Bien sûr, les traductions en sont plus ou moins graves, pernicieuses, dégradantes. Ne nions pas pourtant qu’il existe un continuum idéologique entre ces attitudes.

En ce sens, il y a un lien étroit entre art et démocratie. Nous l’oublions trop souvent. Et ce lien est, hélas, d’abord négatif : les pouvoirs qui ne souhaitent pas voir les envies et les occaions de réforme émerger, s’en prennent d’abord à toutes formes de culture ; les mouvances totalitaires en marche commencent par balayer les résistances artistiques ou un patrimoine culturel plus ancien qu’eux. Après tout, les exploits des talibans ont débuté par la destruction des Boudhas de Bamiyan. Les nazis détruisirent les œuvres de « l’art dégénéré ». Savonarole exigea des autodafés de chefs d’œuvres de la peinture florentine. On rétorquera que ces périodes sont très différentes et les régimes peu comparables. Cela est vrai, mais le ressort est identique : j’entends le mot culture, je sors mon revolver, ma kalachnikov, ma hallebarde, etc. C’est qu’il n’y a rien de plus subversif qu’un individu qui exerce son imagination en dehors du cadre normatif strict. Ni de moins supportable qu’une beauté passée qui ne vous doit rien…

Inversement, nombreux sont les artistes qui s’impliquent dans les mouvements politiques, et qui font de leur art, un levier de la contestation politique et sociale. Là-aussi, les exemples abondent. Jacques-Louis David, le scénographe de la révolution française, en fut l’inspirateur : concepteur des fêtes de l’être suprême, grand ordonnateur du théâtre parisien, peintre officiel des débuts de la République, recyclé par l’empereur, il dût s’exiler avec la restauration. Lamartine déclamant en juillet 1830, Baudelaire participant aux journées de 1848, Courbet renversant la colonne Vendôme lors de la Commune en 1871, les dadaïstes anarchisant et les surréalistes communisant, le cinéma populaire investissant le champ artistique du Front Populaire, les poètes dans la résistance, Malraux mettant son talent d’écrivain et d’intellectuel au service du général De Gaulle, l’inépuisable énergie inventive de mai 1968, l’histoire est pleine de ses sympathies réciproques entre l’instant politique et le jaillissement artistique : en son cœur, la liberté. Liberté de créer, donc d’agir, de prendre son destin en main, de changer les choses, sans faire aucune différence entre l’artiste et le citoyen. C’est toujours le cas, de la Syrie à la Russie, et nous devons penser à eux, et les soutenir, qui mettent leur vie ou leur liberté en péril, à cause de marionnettes drolatiques ou d’affichages sauvages…

Dès lors, tout artiste est-il contestataire ? Est-il nécessairement un promoteur de la révolution démocratique face aux pouvoirs autocratiques, totalitaires, hégémoniques ? Tout artiste est-il un indigné ? Dans l’histoire de l’art, certainement pas, et nombreux sont les artistes conservateurs d’un point de vue politique, car cela a finalement peu à voir. On goûte même parfois en France les écrivains réactionnaires, voire d’extrême droite. Un artiste crée et conteste d’abord une forme imposée, un cadre habituel, un style dominant, et invente donc une œuvre qui, dans la forme, conteste bien un ordre établi (sauf à tomber dans le conformisme), mais, qui dans le fond, ne relève pas nécessairement du progressisme. Chacun peut avoir en tête des exemples, à commencer par le groupe des hussards dans la littérature des années 1950, parmi d’autres, sans remonter à Flaubert conspuant les communards… Pour le dire avec emphase, si un artiste s’oppose, c’est plutôt à ce qu’on faisait avant lui, ou ce que font les autres ! Pas toujours, mais presque, en témoigne la longue litanie (à la mode) des haines d’écrivains et celle, moins citée, des peintres (Gros sur le fameux tableau des « massacres de Scio » par Delacroix : « c’est le massacre de la peinture ! »).

La question n’est donc pas celle des personnes, c’est-à-dire de l’opinion politique de l’artiste. Elle est une question de principe : intrinsèquement, un mouvement unit la possibilité de créer librement et la possibilité d’exprimer une opinion divergente dans la démocratie. Comment penser et forger un système mettant en place les conditions favorables à la capacité de créer et à la capacité de transformer, dans un même but d’épanouissement individuel et collectif, that is the question !

Cela signifie-t-il que dans le cadre de régimes démocratiques apaisés, le rôle de l’artiste s’éteint ? S’il n’y a plus rien à critiquer, que reste-t-il à créer ? Les artistes officiels ont accompagné la IIIème république, pour le pire (les innombrables fresques pompières des bâtiments publics) et le meilleur (cf. la sculpture de la place de la Nation par Jules Dalou – hé oui, le subjectif !), une fois la tourmente révolutionnaire passée : elle leur offrait commandes publiques en nombre, cadre libéral posé par des lois successives (liberté de la presse en 1881, fin de la censure du théâtre en 1906, etc.), stabilité économique et croissance industrielle développant le réseau d’acheteurs… Certains restèrent à l’écart, furent ignorés, ou ignorèrent délibérément la vie politique, la mystique et la fougue étant retombées, mais en tout cas le rapport n’est plus le même, selon qu’il y a une grande cause ou non à partager.

Pour autant, toute époque ménage un espace propre de remise en cause, où l’artiste déploie son talent qui consiste à ouvrir des brèches insoupçonnées, ou masquées, ou tues, et à les faire craquer de toutes parts. Nous ne sommes jamais apaisés, ou en tout cas suffisamment pour nous passer d’être réveillés. L’art du glissement se doit d’être subtil, mais mettre à jour des failles n’est pas donné à tout le monde. Trois sujets l’illustrent, jusqu’à en défrayer la chronique : la religion, le sexe et la sphère économique et sociale, et parfois les trois à la fois. Ce n’est pas nouveau, mais cela prend une vigueur nouvelle et intéressante. De très nombreux collectifs décortiquent sur les scènes le monde du travail, avec intelligence et brio ; les plasticiens n’épargnent ni une certaine frustration sexuelle sous-jacente à nos sociétés ni la place de la religion dans notre XXIème siècle. Quel que soit le jugement que l’on porte sur la qualité des projets, qui souhaiterait vraiment leur refuser ce droit ? A qui et à quoi cela profiterait-il ? Pas à la vitalité…

Que faire ?

  1. Admettre que tout pouvoir se nourrit de l’existence de contre-pouvoirs, qui le contrôlent, le défient, le questionnent, afin de lui éviter de s’isoler, de se couper des problématiques contemporaines, de s’engoncer dans la morosité, la répétition et le repli. Chacun sort grandi de la liberté de l’autre.
  2. Affirmer qu’il ne saurait exister de délits de blasphème dans une démocratie digne de ce nom. Respecter, ça ne veut pas dire obliger les créateurs à se taire. Séparons les domaines, et nous nous porterons mieux.
  3. Limiter les atteintes à la liberté au strict nécessaire (la protection des enfants, l’incitation à la haine raciale, la lutte contre l’antisémitisme et la xénophobie). Un écrivain a le droit de faire d’un monstre un héros de roman (reste à juger si le roman est bon). La censure est toujours idiote ; le goût souvent plus sûr. Et le jugement éclairé encore plus.

Liberté de conscience, d’expression et de création sont étroitement imbriquées. L’une ne va pas sans les autres. C’est ce qu’avait clairement énoncé la déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789. L’art nous fait du bien, à tous, et pour cela, il nous fait parfois un peu mal, pris séparément (aux politiques, aux religieux, aux financiers…). L’accepter nous aide à nous dépasser, et à construire.

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