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Le cinéma est, aussi, une géographie

Lecinémaestunegéographie« Par ailleurs, le cinéma est une industrie » disait André Malraux. Sans revenir sur les polémiques actuelles, je serais tenté de lui répondre qu’il est aussi une géographie. Plans, découpes, cadres, beaucoup des termes de l’univers du cinéma rappellent ceux des géographes et, au fond, les meilleurs films sont ceux qui inventent un monde, réel, rêvé, et nous le font découvrir comme un explorateur défrichant un continent. Un bon film doit entraîner dans un univers mental, imaginaire, subversif, et on doit s’y sentir bien ou bousculé, apaisé ou titillé, mais jamais indifférent.

2012 en aura encore témoigné selon moi, mais une relecture de toute l’histoire du cinéma mériterait d’être effectuée à cette aune. On pourra critiquer ce critère, peu importe, il a vocation à ouvrir un débat : le film que je viens de voir fait-il ressortir un univers ?

Titre significatif pour illustrer cette tendance, le récent Touristes montre, comme souvent dans le cinéma britannique, une vision désolée et désolante du paysage anglais (musées du tramway ou du crayon, grotte improbable), cadre d’une balade dérisoire, déjantée et violente pour deux protagonistes perdus dans la vie comme dans le territoire.

Les plus beaux films de l’année écoulée sont des rondes, des valses, des tourbillons dessinant une carte du tendre ou du ferme, du souple ou du raide, du doux ou du dur. Fresque tourmentée, danse folle, parcours initiatique : Tabou (d’un certain côté, film d’exploration, amoureuse et coloniale), Moonrise kingdom (où les enfants sont si petits dans des plans si majestueux), Holly Motors (qui, de la Samaritaine au Père-Lachaise, cartographie un Paris moderne), Les chants de Mandrin (dans la beauté des Cévennes) et surtout le Faust de Sokourov (et ses longs plans qui suivent les personnages dans un décor irréaliste) : les cinq plus beaux films de l’année sont des bal(l)ades, des chemins, des promenades où le paysage est un acteur à part entière. S’y ajouterait sans doute Cosmopolis pour la même forme (un trajet dans une ville), mais je ne l’ai pas vu.

La ville bien sûr et la géographie urbaine ne sont pas absentes : que ce soient les intérieurs (Amour, Dans la maison), les arcanes du pouvoir (Margin Call, Cherchez Hortense), les entrées de ville déstructurées (Le grand soir), autant de lieux où se juxtaposent les plans (physiques) et les plans (de cinéma).  L’appartement bourgeois filmé par Haneke en est la quintessence.

Cette géographie du cinéma est indissociable du portrait de la société décrite et de l’univers mental des personnages.

De nombreux films ont ainsi dressé la carte d’une société, parvenant à en peindre une sorte de portrait contemporain : Le policier sur Israël, Elena ou encore Portrait au crépuscule sur la société russe (j’invite notre acteur national en séjour chez Poutine à voir ces deux beaux films sans concession), L’enfant d’en haut (admirable description géographique et sociale de la ville d’en haut et la ville d’en bas), Les vieux chats sur le Chili (la vue sur le parc de l’appartement), Rengaine sur les jeunes parisiensou encore Une famille respectable sur l’Iran. Mieux qu’un essai, un film ou un roman (réussis) nous en apprennent toujours beaucoup sur l’état de vitalité ou de déréliction d’une société.

Quant à l’univers mental perturbé en lien avec la beauté de la nature, même menaçante (Take Shalter ou Marta, Marcy, Mary, Marlene) ou la banalité d’une ville (Killer Joe), il a été un thème de prédilection pour les cinéastes alliant pétage de plomb à des paysage agricoles plutôt laids (Bullhead – où les corps de ferme jouent un rôle très fort) ou interrogation sentimentale et métaphysique au paysage caractéristqiue et caractérisé de la Normandie (Un monde sans femmes).

Les plus réussis sont ceux qui tissent un lien étroit entre les déambulations, dérives, détours du personnage et les méandres d’un fleuve, les panoramas d’une ville et les dérives d’une société : Oslo, 31 août, à cet égard, s’impose comme une synthèse idéale du triptyque paysage – société – personnage. In another country aussi sur un mode totalement différent : c’est le dépaysement qui en est le principe. Une actrice française très connue et marquante, Isabelle Huppert, déplacée dans un autre contexte, crée les situations d’elle-même, l’action, et le film s’enchâsse autour d’elle comme le font les autres protagonistes.

Géographie des mentalités, géographie du corps et des désirs : la loi de l’attraction, du flux et reflux, des attirances et des rejets se déroulent toujours entre les éléments agencés dans l’espace, nous rappellent De rouille et d’os (l’eau, la plage), Laurence Anyways (l’air, la neige), L’âge atomique (le feu des passions) ou Les Invisibles (la terre – admirable portrait du paysan coquin, malicieux, subtil, notre faune à nous, si juste, si vrai, si simple dans l’expression de ce que sont la vie, le désir et le plaisir).

Et l’histoire me diriez-vous ? Le passé comme le futur ? Le cinéma là-aussi les agence dans l’espace : Les adieux à la reine (l’envers du décor de Versailles), Barbara (et la forêt allemande), Camille redouble, Après mai (La France, l’Italie, l’Angleterre), tous ses films inscrivent profondément l’histoire dans les lieux, et c’est la même chose avec le futur ou la science-fiction (La cabane au fond des bois … est au fond des bois,  Looper et son « champ » d’action et de mort, Chronicle et les toits des immeubles…). Et encore je ne cite pass dans cet article pléthore de films américains qui iraient très bien ici, à commencer par The hobbit of course ou John Carter.

De façon symbolique, l’année dernière a été ouverte et close par deux beaux films argentins, Les acacias et Jours de pêche en Patagonie, qui  se révèlent dans les deux cas justement deux films de parcours, de retours, d’itinéraires : un homme accomplit un chemin à travers les paysages, les villes, la nature – et sa conscience ou son passé. La plupart d’entre nous ne verra jamais les lieux que l’on voit ou que l’on nomme, mais pourtant ils nous semblent familiers, parce qu’inscrits dans le récit des personnages. Si le cinéma argentin est plébiscité, c’est précisément je crois parce qu’il sait rendre familiers des visages, des lieux, des noms inconnus – comme l’entraîneur de boxe qui égrène les villes de tournois – et l’on croit les connaître. Nous devenons des proches. Le bon cinéma donne à voir une société, une histoire, une cartographie des mentalités. Il laisse une chance aux personnages – pour nous les faire aimer ou non – et ainsi les rend vivants, comme amis ou ennemis.

Tout film est un voyage, certainement pas un voyage touristique, pittoresque, superficiel, mais bien un voyage intérieur, à travers une âme et un pays, une conscience et une société, la combinaison créant ainsi un nouveau monde à soi seul, un continent d’images et d’émotions.

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One Comment

  1. J’ajouterais le film « quelques heures de printemps » dont on ne peut pas dire qu’il nous offre un beau voyage mais qui s’inscrit dans une ville grise, banale et vraie, qui est le parfait écho de la vie de ses protagonistes. Davantage qu’il nous y transporte, il nous y dépose. Le jeu des acteurs y est intense, très dépouillé, très habité, et c’est un très beau film, très sincère. S’il faut parler d’un voyage, c’est d’un voyage au plus profond de l’âme humaine quand elle n’a rien d’autre qu’elle-même dont on peut peut ici parler. Et c’est le plus bouleversant de tous les voyages…

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