Le deux.zero
Mixité sociale ou gentrification ?
Une petite polémique, dont l’est parisien a le secret, repart en ce moment à Belleville : l’embourgeoisement menacerait l’identité des quartiers populaires. La controverse se cristallise autour de la rue Dénoyez : un programme immobilier chasserait les graffeurs et les squats d’artistes, faisant définitivement perdre leur âme aux vieux murs. Du coup, tout revient sur le tapis : les galeries d’art qui s’installent, les populations qui changent, les prix des loyers et du foncier, etc.
Rappelons quelques faits d’abord : le programme en question rue Dénoyez concerne la construction d’une crèche et de logements sociaux, loin de la spéculation immobilière donc ; il a largement été annoncé, présenté, débattu, concerté, depuis des années ; il a ainsi toujours été entendu que l’état actuel d’une partie de la rue était temporaire et n’avait pas vocation à perdurer.
Enfin et surtout, c’est la mairie du 20e qui a largement soutenu l’idée de préserver une identité liée à l’art urbain à cette rue : adjoint à la culture du 20e de 2009 à 2014, je me souviens de plusieurs réunions où il a fallu expliquer que c’est volontairement que nous ne demandions pas au service de la propreté de la ville de faire enlever les graphs, face parfois à des réticences houleuses de la part de certains riverains. Je me réjouis que désormais la défense de l’art urbain soit unanimement partagée, peut-être aussi parce qu’il est reconnu (la rue faisant partie des blogs de touristes américains ou australiens comme un site à ne pas rater), mais force est de constater que cela n’a pas toujours été le cas, et que cela a été assumé clairement par une volonté politique.
Nathalie Maquoi, aujourd’hui déléguée à la culture, a d’ailleurs largement poussé et soutenu ces initiatives, avec les murs d’expression libre, en témoigne la formidable réussite du dépôt de bus Plaine-Lagny pendant trois ans ou celle poursuivie du mur du square Karcher, pour ne citer que deux exemples, sans parler du centre d’animation à Buzenval qui y sera dédié. Bref, l’engagement politique de la municipalité du 20e sur ce sujet n’est plus à démontrer. J’en veux également pour preuve la formidable idée, voulue par la Maire du 20e, Frédérique Calandra, et mise en œuvre grâce au talent de mutualisation et de fédération de Curry Vavart, de prêter les hideux boîtiers électriques marronnasses, les fameuses armoires à feux qui jalonnent nos rues, à la libre imagination des artistes plasticiens, certains résultats sont tout simplement somptueux !
Dans les articles sur le bas-Belleville, ici ou là, règne une grande confusion, sciemment entretenue, entre street art et artistes présents dans les locaux en pieds d’immeubles. Il s’agit de deux sujets différents, qui se croisent bien sûr, mais les artistes qui s’expriment sur les murs viennent de tout Paris et largement d’au-delà. Ce n’est pas la même question que celle des locaux. Et le pessimisme qui domine me laisse songeur : rien ne dit que le projet n’intégrera pas la possibilité de maintenir la pratique actuelle, quitte à travailler les propositions architecturales, ni que les associations ou squats ne pourront être relogés dans le quartier, si les possibilités s’offrent. Mais la règle du jeu était claire dès le départ : la situation était provisoire. Comme elle l’a été pour Curry Vavart, rue des Montiboeufs, puis rue des Maraîchers, enfin rue du Capitaine Marchal ou rue Pixérécourt, ce qui n’interdit pas de se démener pour trouver toujours de nouveaux lieux à occuper temporairement.
Cette thématique est en réalité instrumentalisée, loin du constat objectif, pour dénoncer la gentrification insupportable de Belleville, et plus généralement de l’est parisien. Que les mécanismes de marché soient à l’œuvre, comme ailleurs, et qu’ils faillent les réguler, les contrer, comme partout, cela est évident, mais cela n’autorise pas les amalgames ni les caricatures.
Les chiffres socio-économiques en témoignent, contrairement aux idées reçues : la déclaration moyenne d’impôt sur le revenu des habitants du 20e est strictement identique à la déclaration moyenne des foyers français (les habitants du 20e sont bien des français moyens du point de vue fiscal !) ; le nombre de bénéficiaires des minimas sociaux est élevé ; les femmes seules élevant des enfants sont surreprésentées dans le 20e et en particulier dans certains quartiers. Inutile de multiplier les chiffres : la réalité sociale actuelle du 20e arrondissement est bien éloignée d’un embourgeoisement massif. Le fait que des quartiers en difficulté deviennent un peu plus mixtes n’est pas un mal en soi, à condition bien sûr de rester attentifs au phénomène. De toute manière, c’est aujourd’hui à l’échelle métropolitaine que la répartition des logements et des activités doit être aujourd’hui pensée.
Non, les galeries d’art qui s’installent à Belleville, rassemblées dans le Grand Belleville, Jocelyn Wolff, Balice Hertling, Crèvecoeur, Marcelle Alix, 22,48m2, Samy Abraham, Castillo Corrales, Contexts, etc., ne sont pas l’équivalent des marchands comme Larry Gagosian qui a choisi la rue cossue de Ponthieu dans le 8e arrondissement pour venir à Paris : si le sujet est le même, l’art contemporain, tout le reste diffère, en particulier l’économie et leur circuit. L’équilibre de ses galeries est si précaire qu’elles supportent difficilement le coût d’un loyer, même quand elles ont opté pour des rez-de-chaussées de bailleurs sociaux, sans en faire monter les prix. Non, la Bellevilloise, la Maroquinerie ou la Flèche d’or, le studio de l’ermitage, des salles dont nous sommes fiers dans le 20e, ne vivent pas dans le même monde que les boîtes de nuit de l’ouest parisien ou des tourneurs internationaux comme l’américain Live nation. Elles favorisent l’émergence de jeunes groupes et des salles intermédiaires pour des artistes reconnus, avec un public fidèle, mais moins célèbres que les stars qui passent dans les grands zéniths. Non, les librairies formidables que nous soutenons comme Le genre Urbain, l’Atelier ou le comptoir des mots, pilier de Libr’est, regroupement fer de lance des librairies comme lieux de lien social, n’ont rien à voir avec la FNAC ou Amazon : ils vendent des livres, mais avec une rentabilité si faible que ce métier ne peut être qu’un métier de passionnés. Cela vaut pour les magasins bios, les associations culturelles, les petits bars ou restos qui tous, indifféremment, embourgeoiseraient un quartier, le transformeraient radicalement, le défigureraient sans rémission possible, alors qu’ils apportent vie, animation, talents, emplois et utilité sociale.
Il est inadmissible de défendre un entre-soi de la misère, aussi mortifère que l’entre-soi des fortunés. Les communautés verrouillées d’un côté (gated communities à la sud-américaine) et les ghettos de la souffrance sociale de l’autre. La révolution n’en serait que plus facile. Les pauvres avec les pauvres, les riches avec les riches, et les vaches enragées seront bien gardées, jusqu’au grand soir où la clôture explose ! C’est bien connu : la complexité, le mélange et le métissage sont l’ennemi des pensées simplistes, conservatrices comme révolutionnaires. Il n’y a pas de honte à vouloir faire venir de la mixité, osons le mot des classes moyennes, professeurs des écoles, infirmiers, policiers, intermittents du spectacle, salariés du privé, employés ou fonctionnaires, « les couches nouvelles » chères à Gambetta, dans des quartiers populaires et à ne pas y construire ou y conventionner que des logements très sociaux pour les publics en très grande difficulté déjà présents.
La ville, c’est la densité dans la diversité, la juxtaposition mitoyenne des différences, la mixité des vies et des usages. Je tourne un coin de rue, je suis dans un autre monde ; je traverse un boulevard, et les milieux sociaux changent ; et oui, je monte d’un ou deux étages, et mon voisin, mon proche, mon semblable, n’est pas comme moi. C’est un travail patient, pénible, précis, rue par rue, ilot par ilot, immeuble par immeuble, mais qui vaut mieux que des longues tirades ne changeant jamais rien à la vie concrète des gens. Cela signifie, en effet, d’assumer de continuer à prévoir des logements sociaux dans des quartiers qui en sont déjà bien pourvus, afin de loger des jeunes, des travailleurs, des familles à des coûts supportables, mais du logement social pour tous ceux qui y ont droit, et pas uniquement les plus exclus.
Vivre en ville, c’est accepter les inconvénients qui vont avec des avantages : le bruit, les grondements et les rumeurs de la cité, la promiscuité des transports collectifs, l’anonymat subi et la violence parfois des rapports sociaux en échange de l’anonymat voulu, des rencontres, des choix, des opportunités, de la cohabitation des opposés, des chances de conquête, de l’enrichissement culturel. Des chocs, bons et mauvais. Recoins sombres et places lumineuses, rues obscures ou jardins ouverts, ruelles tortueuses ou larges boulevards, avec ou sans graph, la beauté de Paris, de toutes les villes, va avec ses contraires, ses contraintes, ses contrastes !
Excellent, Julien ! Tu permettras que je relais sur facebook !
Très bon article. Juste un bémol: la Gagosian est aussi partie s’installer au Bourges, certes dans un hangar, mais face à des quartiers assez pauperisés voire complètement délabrés. Et l’ambiance de l’arrêt de bus n’est pas celle de la place Victor Hugo haha.
Mais c’est un détail, le billet est très bon 😉