Culture Fabrique
Résurgences du Roi Richard
Déterrés, les os de Richard III, ont, enfin, été inhumés en 2015, avec fausse cérémonie royale et musique funèbre. Décidément, c’est son année, et le temps où il sommeillait, dans un éternel hiver de mécontentement, sous un parking, est bel et bien achevé, car Richard III revient aussi sur les plateaux de théâtre. Sur le devant de la scène, remis en selle, comme s’il avait enfin retrouvé son cheval ! Il est flamboyant dans le festival d’Avignon 2015. C’est l’une des plus belles pièces de Shakespeare, les plus fortes, les plus violentes, les plus inexorables ; l’air y est irrespirable de bout en bout. Ca commence avec un monologue époustouflant, l’un des plus grands textes de théâtre, puis une scène de séduction insensée de la veuve, sur le cadavre de son mari, assassiné par Richard, pour finir dans une guerre civile féroce, des songes torturés (« Demain, dans la bataille, pense à moi ! »), en passant par une série de trahisons, de meurtres (scène à la fois comique et cruelle des deux voyous envoyés pour tuer le dauphin et son frère dans la Tour), de complots. L’hystérie des imprécations ne décroît jamais, avec la fabuleuse scène de la reine Marguerite ; les situations démentes s’enchâssent ; la concupiscence s’exhale par tous les pores de la peau. Une succession de morceaux de bravoure et de formules célèbres (« En passant devant la Tour, trois fois mon cheval s’est cabré… ») ponctue une pièce volontiers outrancière, pour un personnage qui ne l’est pas moins. Il exerce une longue fascination, constamment renouvelée, par la théorie (tout le corpus philosophie sur le mal) et par l’expérience (la monstruosité de nombreux régimes). Si vieux, si jeune. La modernité du texte pousse les metteurs à en jouer, le détourner, le redécouper, le radicaliser, le brutaliser, mais peut-on vraiment brutaliser un texte déjà aussi brutal ?
Au théâtre de la Bastille, Nathalie Béasse en tirait une substantifique moelle, avec son spectacle « Roses », dans un alambic poétique de cruauté et de drôlerie. Au théâtre de Belleville, avec la compagnie Nova, tout tournait autour d’une sorte de ring, où un Richard III très enfantin, bavait, vitupérait et tremblait beaucoup, comme un enfant-roi. Chacun met Richard III a sa sauce, attendons avec impatience ce qu’en fera Thomas Jolly, à l’Odéon en janvier, après son formidable Henry VI, immense fresque, qui n’est pourtant qu’une sorte de prologue à l’apothéose du pouvoir qu’incarne la pièce suivante. Au moins quatre Richard III, en un an.
La cruauté du pouvoir a de beaux jours devant elle. Cela est certain. Tout est déjà dans Richard III. C’est à croire que les dictateurs ont tous appris la pièce par cœur, pour singer le roi bossu et fourbe qui, à force de méchanceté, parvint au pouvoir, pour un bref instant de terreur et de vilénies. Richard III finit mal. Tous ses imitateurs au petit pied feraient mieux de s’en souvenir. Mais entre temps, il a délivré un manuel de savoir écraser, un vade-mecum du parfait dictateur, la profession de foi des gouvernants totalitaires, comme une sorte de Machiavel non philosophe, et un Machiavel passant de l’amoralité à l’immoralité, un Machiavel outré, démultiplié, délirant, poussé jusqu’à l’exagération de sa technique. Voilà, en résumé, en quoi consistent les principaux enseignements de la fourberie à son comble :
- Celui qui gagne est celui qui y croit le plus, dès l’origine. Richard pense à devenir roi en se rasant. Pour l’avoir, il faut y croire. La politique n’est pas une occupation de dilettantes. Richard le veut, il l’aura ; il l’aura, parce qu’il le veut. Il n’y a pas de distance entre réflexion et action. Le désir et son accomplissement sont une seule et même chose. Tant que l’acte n’a pas été commis, il n’existe pas : décider, c’est faire. Il n’y a pas un « avant », rien ne précède le mouvement. Et « le premier mouvement est toujours le bon ». C’est pourquoi Richard est toujours en mouvement, comme Lars Eidinger chez Ostermeier, il se balance, s’agite, se meut en permanence. Il n’y a que le mouvement.
- Richard fait le contraire de ce qu’il dit. C’est le plus classique des préceptes : Richard ne fait que mentir, à son frère, au roi Edouard, aux femmes, à ses partisans. Se ment-il à lui-même ? Veut-il vraiment le pouvoir ou n’est-ce qu’un mirage pour assouvir une vengeance ? Ces questions n’ont pas de sens : Richard se réduit à sa volonté de puissance. Il faut savoir dissimuler, tellement qu’à la fin le personnage joué efface la vraie personnalité, que se confondent ce qui est caché et ce qui ne l’est pas, et qu’il ne reste rien de « vrai ». Richard ne se différencie plus de ce qu’il représente. Il ne sait pas ce qu’il veut : il est ce qu’il veut.
- Richard prétend qu’il n’a envie de rien. Richard a le génie de se faire désirer, alors qu’il ne veut que ça. Il finit par se faire forcer la main, à condition d’être supplié, il accepte de faire part de sa disponibilité, pour le dire en termes plus corrects. Il fait don de sa personne. Il joue au Tartuffe, qui n’en peut mais. C’est à ce moment seul qu’il a besoin de la religion, dans un texte où Dieu est absent du début à la fin. C’est dire la plus grande des hypocrisies de la société, et Shakespeare mène une charge contre la dévotion qui en inspirera d’autres après lui.
- Le tyran doit diviser ses ennemis, comme ses partisans. Ils s’en chargent très bien eux-mêmes. Les vieilles querelles de la guerre des roses le servent, car elles maintiennent la tension entre les factions, qui auraient pourtant intérêt à s’unir contre lui. La reine déchue leur dit leur fait, et les rivaux finiront par s’entendre. En attendant, diviser pour mieux régner, rien de neuf.
- La violence n’exclut pas la séduction, au contraire. Richard ne s’aime pas, il n’aime pas les femmes, il en a besoin. Richard conquiert : les cœurs, les lits, le trône. La force du dialogue entre Richard et Anne est d’être à la fois tragique et comique, mais s’il parvient à ses fins avec elle, sans jamais coucher avec elle ensuite, il doit, à la fin, arracher une fille à la mère et non la prendre directement. S’il y réussit, il a déjà émoussé ses armes et ses arguments. Cela marche aussi avec ses compagnons : il sait s’entourer, en maniant tour à tour camaraderie et brusquerie, élans d’affection et mépris, récompenses et promesses trahies. Il fait peur, il est craint, malgré sa difformité : c’est le bouffon qui a pris la place du roi qu’il amusait. Eternelle attractivité de la laideur, physique comme morale.
- La théorie du complot est un élément clef du système totalitaire. Richard les fomente, fait mine de s’en indigner, s’en sert pour éliminer ses adversaires et concurrents. Il décrédibilise le camp adverse, manipule les consciences, pousse son avantage. Le bourreau se fait passer pour victime, l’agresseur pour l’agressé, le loup pour l’agneau. Bête, il fait l’ange. Sa meilleure défense est l’attaque : il vocifère d’entrée son humiliation, tétanise l’assistance par ses plaintes et complaintes, retourne contre les autres les accusations de machinations, pour mieux les détourner de lui. C’est un maître du grotesque, du grand guignol, de l’exagération : tout finit par céder sous ses coups de boutoir.
- Les modérés sont les principales victimes de la tyrannie. Il faut choisir son camp ! Quand Richard III, parvenu au pouvoir, tente l’énormité, accuser la précédente reine de lui avoir paralysé le bras par magie noire, tout le monde gobe cette supercherie sans broncher, car « plus c’est gros, plus ça passe ». Hastings susurre une légère nuance « Si c’est vrai, alors … ». Richard III ne supporte pas ce « si » et fait décapiter ce soutien si tiède. Aucun dictateur ne supporte les « si ». C’est le doute cartésien, la raison en marche, l’introduction du débat. Rien n’est pire qu’un suppôt défaillant, au moins les ennemis sont-ils identifiables sur le champ de bataille.
- Il faut savoir ne pas aller trop loin. Hélas pour lui, Richard ne sait pas. Il finit par s’aliéner son fidèle Buckingham, qui rejoint les rebelles. Il se fait trop d’ennemis, il s’isole, il n’est plus que détesté. Ce n’est pas un bon tyran, qui doit durer. Richard n’a pas le sens du temps long, il n’a que celui du temps court : le coup rapide, la prise du pouvoir, le duel.
Chacun trouvera des exemples, en fonction de sa situation, de son actualité, de son pays, qui correspondent au mémorandum de Richard. Je me suis retenu à glisser les noms dans les paragraphes précédents, bien que le point Godwin ne me fasse pas peur, mais pour éviter un mélange des genres contestable. C’est que les ressorts ainsi décrits fonctionnent parfois, amenuisés, amodiés, amoindris, dans des régimes démocratiques, dans leur dialectique, quoique sans leur violence destructrice, ce qui change tout.
Une autre pièce de Shakespeare fait écho à Richard III, comme un miroir inversé, une symétrie parfaite, un double boiteux, et c’est Macbeth. Mais, dans Macbeth, l’ambition avance en couple. Ils se montent la tête. Ils s’encouragent, se poussent du col, se fortifient mutuellement, avant de se désespérer l’un l’autre. Richard III est pire que Macbeth, car Macbeth est amoureux, tourmenté, hésitant, et trompé par une prophétie, alors que Richard III poursuit inlassablement la trajectoire de son ambition et de sa revanche. Macbeth doute, a besoin d’être rassuré, se retourne, se détourne, se raccroche. Richard III, nihiliste, cynique, ennemi du genre humain, ne sait pas quoi faire d’autre que conquérir le pouvoir. Déjà désabusé, il ne sait pas vraiment comment l’utiliser, une fois qu’il l’a obtenu. De même avec les femmes, qui sont un marchepied, qu’il ne consomme pas. Richard III est dans l’avoir, il n’est pas dans l’être. C’est un homme de conquête du pouvoir, et non de son exercice. Quand il l’a, il le dilapide. Il est impuissant. Une fois assis sur le trône, couronne de fer sur la tête, sceptre en main, il n’attend que les fantômes pour le faire faire chuter.
C’est en quoi la prodigieuse mise en scène d’Ostermeier à Avignon est si pertinente : le micro – caméra, fil pendant, c’est notre joujou narcissique, le sceptre contemporain ; la minerve, le casque-couronne, y compris le slip, tous les attributs dérisoires de pouvoir l’enserrent, le serrent, le pressent et l’oppressent ; le trône n’est rien d’autre que l’ascension elle-même, barre de pompier, table de bois, chaise banale, la verticalité de la scénographie, qui joue sur la superposition des étages, montre que tout cela est avant tout une histoire de montagnes russes, de montées et de dégringolades. Le pouvoir est affaire de vertige : comme il gambadait, comme il grimpait, comme il sautait, Richard, tant qu’il ne l’avait pas, et comme il s’immobilise, se corsète, s’étiole quand il l’a eu ! Il en devient blafard. Il ose enfin se regarder dans une glace : il ne voit qu’un cadavre en devenir. Le pouvoir n’est qu’un horizon : quand Richard III n’avance plus vers lui, il tombe.
A la fin, suspendu à l’étrier de son cheval imaginaire, son rêve enfui, il ne laisse aucune autre trace que celle de la course éperdue elle-même, comme si le troc absurde qu’il propose, le royaume contre le cheval, n’était pas un acte désespéré, mais traduisait l’essence profonde de son pouvoir, comme fuite en avant : le royaume n’est pas si différent d’un cheval, dès le début. Laissez-le courir. De toute façon, il nous échappera toujours.