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Retrouver le sens du récit

Les mythologies sont remplies d’énigmes à résoudre. Le Sphynx interroge les voyageurs se rendant à Thèbes et dévore ceux qui ne savent pas répondre (tous, jusqu’à Œdipe, et jusqu’à se précipiter dans le ravin). Turandot, dans l’opéra éponyme de Puccini, reine cruelle, soumet à la question ses prétendants et leur coupe la tête, seul le prince Calaf connaît les réponses et devient son époux. Dans les sagas scandinaves, Odin prend forme humaine pour questionner le roi Heidrik qui a réponse à tout (mais de rage, il coupe de son épée la queue du Dieu transformé en faucon, ce qui explique selon la légende pourquoi cet oiseau possède une extrémité si brève).
Toutes ces énigmes reposent généralement sur le même ressort : trouver à quoi correspond une définition (Qu’est-ce qui … ? Réponses : l’homme, le temps, les saisons, etc.). Et si la politique consistait en la même chose ? Dire ce que nous sommes et donc ce que nous voulons et comment nous pouvons y parvenir. Qui sommes-nous ? Et si tout était un problème de définition – et donc de narratif ? Expliciter ses valeurs fondamentales, indiquer la destination vers laquelle nous voulons embarquer les Français.
Il ne s’agit dès lors pas d’ouvrir les sujets comme autant de tiroirs dans une commode. Les politiques publiques ne se découpent pas en tranches comme le salami. Seuls, les bouts ne tiennent pas debout. Que ce soient les retraites, le pouvoir d’achat, l’urgence sanitaire, etc. Ce qui fait défaut, c’est la transversalité du récit qui traverse les différents thèmes. Il faut donc repartir des analyses globales, notamment de celles qui ont suivi la crise sanitaire : nous avons tartiné des pages sur le monde d’après. Était-ce naïf et ridicule ? En partie oui, car nous devions bien nous douter qu’il fallait revenir au monde d’avant pour relancer la machine, mais c’était aussi passionnant et stimulant. À raison, le Président lui-même a multiplié les interventions solennelles pour nous dire que le monde allait changer. Et puis quoi ? Nous avons perdu le fil.
Pourtant, nous avons plus que jamais besoin de sens, au double sens du mot sens justement. Le sens comme direction (« vers où allons-nous ? ») et le sens comme signification (« au nom de quoi agissons-nous dans telle direction ? »). Les soubresauts actuels nous donnent les clefs : faire de la politique, c’est se confronter au réel, littéralement se le coltiner. Dès lors, il nous faut affronter les cinq grandes transitions : écologique (énergie, biodiversité, climat…), numérique (télétravail, blockchain…), générationnelle (retraites, autonomie, jeunesse…), démocratique (et la situation à l’Assemblée nationale revient là en boomerang), géopolitique (nous nageons dedans depuis le mois de février).
« Dieu vomit les tièdes » est-il écrit dans l’Ancien testament. Prenons-le comme une invitation à l’imagination et à la disruption, retrouvons le goût de l’innovation. Ainsi sur les retraites, pourquoi ne pas revenir à la distinction entre première et deuxième lignes qui a prévalu pendant les confinements ? Même en prenant en compte les carrières longues ou hachées, la pénibilité, la revalorisation des petites retraites, indispensables, pourquoi prévoir les 64 ou 65 ans pour toutes et tous ? Est-ce la peine de l’appliquer aux caristes, infirmières, chauffeurs routiers, caissières de supermarchés, etc., dont nous avons tant vanté les mérites ? Au contraire, toutes celles et tous ceux qui peuvent travailler à distance, qui voient leur durée de vie continuer à s’allonger grâce à la qualité de notre système de santé peuvent faire un effort pour les autres, en solidarité.
De même sur l’écologie, la santé, l’éducation, comment songer à mettre en place des solutions techniques, avant de repenser le rôle des acteurs, corps intermédiaires mais surtout collectivités locales ? Les communes restent les piliers de la république, le grand débat national l’a démontré avec force, ne serait-il pas temps d’adopter le « small is beautiful » cher aux Anglo-saxons, plutôt que de vouloir sauvegarder à toute force tous les paquebots, l’APHP, les Ministères, les normes uniformes pour tous les territoires. Pourquoi ne pas contractualiser à partir d’objectifs, par exemple avec les régions sur la transition écologique, quitte à les laisser libres des moyens employés (réduire de tant les émissions de CO2 dans telle région…) ?
Bien sûr le pragmatisme nous pousse à sauter les haies les unes à la suite des autres, textes de Loi par textes de Loi (et l’attitude des oppositions n’ouvre à ce stade pas de perspectives d’une réflexion d’ensemble partagée). Mais le pragmatisme rencontre des limites. Nous étions ainsi nombreux à considérer que la réforme institutionnelle était un préalable indispensable à une action publique modernisée : les Français ont fini par opérer cette révolution par eux-mêmes en imposant une proportionnelle de fait. À force de repousser les débats de fond, ils nous sautent à la gorge. Lacan toujours : « Le réel, c’est quand on se cogne ». Sachons faire flèche de tout bois : que la crise politique ne soit pas synonyme de chaos, mais de rebond.